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Lettre 135. Réponse.

[Laure apprécie enfin, et le corrupteur, et le vice; mais il est trop tard! Elle raconte ses folies.].

6 juin.

Mes torts avec l’ami sont-ils de nature à être pardonnés? je t’en fais juge, Edmond; et d’après ta réponse, j’irai le voir, ou je le recevrai; dans les deux cas, je ne veux point paraître en coupable. Je ne la suis pas, d’après ses maximes, et c’est à lui seul qu’il doit s’en prendre, s’il a été trompé.

Quand je commençai d’être infidèle, du temps d’Ursule, l’ami , qui préférait sa possession à la mienne, ferma les yeux, et je m’accoutumai ainsi au vice; car c’en est un que la prostitution: l’état de mon amie, et celui qui me menace chaque jour, le prouvent sans réplique. Lorsque Ursule fut disparue; que tu fus parti pour l’Angleterre, à la poursuite du porteur d’eau, que l’Italien y avait envoyé, sur quelques menaces, que les doutes de l’ami lui avaient fait lâcher, de peur d’avoir ici ce témoin contre lui, toutes les scènes d’horreur qui se succédaient, me tinrent effrayée. Cependant nous ignorions les plus cruelles!… Le porteur d’eau poignardé, toi, sauvé comme par miracle, de retour en France, tu disparus, soit pour te cacher, soit par d’autres causes: mais tu n’avais rien à craindre de l’Italien; il aurait lui-même fait poignarder le porteur d’eau, qu’il n’osait rendre aux fers, s’il n’avait craint que tant d’atrocités ne se découvrissent. Il nous fit dire qu’il ne poursuivrait pas Edmond, qu’il excusait un frère outragé, dont la sœur était avilie jusqu’à ce point. Le trouble causé Par toutes ces infamies se calma. L’ami fut obligé de faire un voyage à Au**; je demeurai seule et ma maîtresse, ma mère étant dès lors comme morte. Je me livrai à tous les égarements, qui avaient perdu ta sœur, et moi, si bonne conseillère du temps de Lagouache, j’en trouvai un pareil, qui me ruina. Tout fut consumé en six mois. L’ami , à qui je n’osais écrire ma position, devait bientôt revenir; je vendis le reste des meubles, et je suivis mon indigne amant dans un hôtel garni, rue Tirechappe . Il ne me fit pas languir: dès le lendemain matin de notre arrivée, tandis que je me livrais au sommeil, dont il m’avait exprès garantie durant la nuit, il disparut avec tout mon argent, tous mes bijoux, ne me laissant que mes hardes, et les choses dont le poids l’aurait embarrassé: mais il fit main basse sur mes dentelles; il m’ôta jusqu’à des boucles d’oreilles que j’avais en ce moment, ainsi que celles de mes souliers. Je m’éveillai, tandis qu’il dégarnissait mes oreilles; il m’embrassa, et me dit de dormir; que cela me blessait. J’étais sans défiance, à demi assoupie, les rideaux tirés. Je me tins tranquille, et il sortit.

Cependant je réfléchissais machinalement aux boucles d’oreilles qu’il venait de m’ôter; je ne me rendormis qu’assez mal, et au bout d’une heure, cette idée m’étant revenue fortement, je sautai hors du lit. Je m’habillais à la hâte, quand un commissionnaire m’apporta une lettre. Je cherchai ma bourse, pour le payer. Je ne la trouvai pas. J’allai à ma malle; je l’ouvris: pas le sou! je brisai enfin le cachet, et je lus:

Ma chère femme. Ne t’inquiète pas de mon absence d’une partie de la journée. Je suis au jeu: j’ai perdu hier; mais j’espère me rattraper aujourd’hui. J’ai pris notre argent; mais je t’en rendrai bon compte ce soir. Ne le cherche pas.

Comme je n’avais pas de monnaie, j’ai pris la tienne: tu n’as rien à dépenser aujourd’hui, sois tranquille. À ce soir.

Le commissionnaire est payé.

Je fus très en colère, tout en croyant que c’était une vérité; je ne pensais qu’à la possibilité d’une perte au jeu de tout ce que nous avions. Je me tranquillisai: je dînai seule, et il fallut, dès ce premier repas, demander crédit, qu’on me fit d’assez mauvaise grâce. Dans l’après-dîner, je voulus mettre quelque chose en ordre de mes hardes: j’ouvris mes malles; plus de dentelles, plus de bijoux! il ne restait que mon linge et mes robes! j’eus l’a bonhomie de croire qu’il avait craint les revers du jeu, et qu’il s’était muni: mais je me promettais bien, si je pouvais ravoir ce qui m’appartenait, qu’il n’y toucherait plus! je l’attendis pour souper. Personne. le mangeai quelques tristes restes de mon dîner, je me mis à lire, en attendant, jusqu’à six heures du matin, que je m’assoupis. En m’éveillant, il me sembla qu’un voile se déchirait de devant mes yeux; je sentis que j’étais dupée, volée, abandonnée, sans ressources! Je fus au désespoir… Cependant je me calmai, songeant que souvent les joueurs passent le jour et la nuit, mais ce retard était pour moi d’un mauvais augure: j’imaginais qu’il avait perdu, et qu’il n’osait revenir. Je fus toute la journée dans un état cruel. Vers le soir, n’ayant rien pris, je fis vendre une de mes robes, qu’on donna pour une misère, quoiqu’elle fût très belle, et j’eus quelque argent.

La nuit vint: j’étais à chaque instant aux écoutes; chaque passant me paraissait celui que j’attendais, et mon cœur battait à la marche de tous ceux que j’entendais sous mes fenêtres: ils s’éloignaient, et j’étais au désespoir. Enfin quatre jours s’écoulèrent. Je témoignai alors mes inquiétudes à mon hôtesse. Elle me dit qu’il fallait faire faire des recherches. «Mais il a emporté tout mon argent! – Vous avez des effets, vendez. – On n’en donne rien. On fait ce qu’on peut dans votre passe.» Il fallut vendre, et en peu de temps, ruinée, accablée de chagrin et de honte, obligée d’avouer au commissaire, devant qui je portai plainte, que ce n’était pas mon mari, je me vis huée, et ne sachant où me cacher.

Dans cette situation, il fallait recourir à l’ami . Je m’en gardai bien! c’était lui que je redoutais le plus. Mon hôtesse, qui me voyait à la fin de mes ressources, me dit que puisque j’étais déjà… Je n’avais qu’à l’être davantage, si je n’avais rien de mieux à faire. La honte, la colère, l’indignation contre moi-même, et contre les autres, me fit suivre ce conseil; je la priai de me laisser ma chambre, et de m’adresser quelqu’un. Elle m’envoya effectivement un marchand de la rue du Roule , âgé de cinquante-cinq ans, un grand sec bourgeonné, qui m’offrit un louis par semaine. J’acceptai, ne pouvant faire autrement. Mais bientôt le dégoût que me causa cet homme me le rendit insupportable. Je vendis secrètement tout ce qu’il m’avait donné, je tirai de lui le plus qu’il me fut possible, je me mis de mon mieux, et j’allai me promener au Palais-Royal, dans les allées solitaires. J’y fus enfin abordée par un homme moins laid que le bourgeonné, mais environ du même âge, qui me parla honnêtement d’abord, pour me sonder. Le voyant à peu près ce qu’il me fallait pour l’instant, je ne fis pas la bégueule, je ris avec lui. Charmé de ma rencontre, il me fit des propositions, que je reçus mal, et dont il me demanda pardon. Il allait me quitter. Je le retins. «Vous êtes un galant homme, lui dis-je, et je ne veux pas vous tromper. Vous m’avez prise pour une fille: ce n’est pas mon sort, grâce au ciel: mais je puis me lier avec un honnête homme…» Le voyant interdit, j’ajoutai: «Je donnerai toutes les preuves possibles de mon honnêteté: voyez? Je ne suis venue ici que pour faire une connaissance, dont j’ai besoin: je la veux honnête; vous me convenez: ne laissez pas échapper une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais…» Ma beauté (à ce qu’il me dit) me rendait persuasive; il me répondit que si j’étais effectivement une fille décente, et non une coureuse, que je lui convenais parfaitement, et qu’il s’estimerait heureux de m’être utile. Je lui fis alors mon histoire, à quelques déguisements près. J’avais eu trois amants successifs, auxquels j’avais été fidèle. Le premier était en Amérique pour ses affaires, et ne m’écrivait pas; le second m’avait abandonnée, sans me rien laisser; et je ne voulais pas du troisième, qui n’avait encore (disais-je) rien obtenu de moi. Je parlais avec la candeur et la naïveté que tu me connais; je fus crue, et conduite dans la rue du Chantre , où l’homme me montra un petit appartement très joli, que venait de quitter une maîtresse qu’il avait depuis deux ans, laquelle était entrée à l’Opéra , où elle commençait à se distinguer. Je fus installée sur-le-champ, les clefs me furent remises: nos conventions furent trois louis par semaine, sans les robes et les autres présents. Contente de ce qui m’aurait paru bien mesquin avant mes malheurs, je retournai chez moi; j’emportai dans un fiacre, qui m’attendait rue Béthisi , tout ce que je pus emporter, et je quittai chambre, hôtesse, et vieux bourgeonné, pour ne les plus revoir, si je pouvais.

Mon nouvel amant vint souper avec moi, et débuta par quelques présents. J’ai vécu avec lui assez tranquille, quoique je le trompasse presque tous les jours. Je me mis à faire des parties avec mes voisines, chez des abbesses célèbres, à un louis par soirée. J’amassai ainsi quelque argent, car je suis naturellement ménagère. Un jour (le plus malheureux de ma vie, après celui où j’ai quitté l’ami ), j’allai chez la G ** (où était alors enfermée Ursule à mon insu): nous étions quatre femmes. J’y trouvai trois hommes; on attendait le quatrième. Il arriva. Juge de ma confusion et de mon embarras, quand je vis paraître dans ce quatrième convive mon marchand bourgeonné de la rue du Roule ! je crois qu’il ne venait pas au hasard et qu’il m’avait aperçue dans cette maison. Il se félicita ironiquement du bonheur de me retrouver, et il vanta mes charmes à celui qui m’avait choisie. J’en fus quitte pour cela en ce moment. La joie régna; on soupa; on se divertit, et je ne fis pas la prude, moi qui l’avais toujours faite avec l’homme bourgeonné. On se sépara vers le matin, et je pris un fiacre, à qui je me gardai bien de nommer ma rue; je le fis aller au Marais, et de là chez moi. Mais en descendant de ma voiture, je n’en aperçus pas moins le malheureux bourgeonné. Je me promis bien de demander à déménager dès le jour même, sous prétexte que j’avais été vue de quelqu’un de ma famille. Je n’en eus pas le temps. Le bourgeonné se tint aux environs de ma porte, sans la perdre de vue, et dès qu’on entrait, il venait voir si c’était chez moi. Il eut la patience d’attendre jusqu’à deux heures, que mon amant parut. Il le vit entrer. Un instant après, il sonna, et me demanda. Ma domestique répondit que j’étais en affaires. «Je le sais, reprit-il; je suis l’intendant du monsieur qui est là, et je voudrais lui dire un mot.» La sotte vint avertir mon amant que son intendant le demandait. Il sortit, et alla parler au bourgeonné, qui l’entretint quelque temps à l’oreille, lui représentant sans doute combien il s’exposait avec moi, d’après les parties que je me permettais. Il offrit de me confondre, et de le convaincre par lui-même. Mon amant accepta le dernier parti, et rentra auprès de moi. J’aperçus quelque altération sur son visage. Je lui demandai s’il avait reçu quelque mauvaise nouvelle? Il répondit que oui; mais que c’était une bagatelle, et qu’il verrait si le mal était comme on le disait.