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Lettre 126. La même, à la même.

[Commencement de ses peines. Ursule et Edmond escrocs, sont escroqués au jeu.].

18 août.

Envoie-moi l’ami . Je suis au désespoir, et nous sommes ruinés, Edmond et moi! Ç’a été l’affaire d’une séance. Ah Dieu!… de tout ce que je possédais, il ne me reste plus que le fonds que l’ami m’a fait assurer par la famille du marquis. Il faut que je te fasse ce récit, en attendant encore Jacinthe , que ma bonté ne corrige pas.

Après avoir mis l’escroc en cage avec Marie, j’ai fait part à mon frère de la science que je venais d’acheter et je me suis disposée à recevoir l’ami, qui n’a pas tardé à paraître… Le souvenir de cette agréable entrevue, tempère un peu mon amertume; mais je ne puis qu’y jeter un coup d’œil rapide; je ne saurais détailler. Les joueurs sont arrivés pendant ce temps-là. L’ami ayant entendu Edmond, il n’a pas voulu se montrer; il est sorti par l’escalier dérobé. J’aurais dû suivre ma première idée qui était de le faire rester comme spectateur; il nous aurait sûrement été très utile; mais on voit ce qu’il fallait faire, quand les malheurs sont arrivés… Nous nous sommes mis au jeu à sept heures. Edmond, que j’avais prévenu, avait apporté des fonds; qu’il a fait briller aux yeux des escrocs. La séance a commencé. Nous n’avons pas voulu d’abord faire usage de notre adresse. Les escrocs en ont agi de même; ils ont sondé le terrain. Après quelques tours, Edmond a hasardé un filé , qui lui a réussi. J’en ai fait autant. Les escrocs s’en sont aperçus; mais ils n’en ont rien témoigné. Ils nous ont laissé aller. Enhardi par le succès, Edmond a mis en usage une botte secrète , qu’il avait apprise de son côté dans la journée. Ce coup, auquel les escrocs ne s’attendaient pas, et dans lequel j’ai secondé mon frère, avertie par un petit signal, nous a rendu la moitié de ce que nous avions perdu la veille. J’étais transportée de joie, et dans le fond de mon âme, je me promettais que notre perte rentrée, je quittais le jeu, pour ne le reprendre de ma vie, avec cette canaille. Nous avons continué; le jeu a été franc de part et d’autre: petit gain de notre part. Le coup suivant, petite perte. Les joueurs ont voulu faire usage d’une supercherie ordinaire au troisième tour. Nous nous en sommes aperçus, et Edmond a dit froidement: «Refaites, monsieur, vous avez retourné une carte.» Ce n’était pas cela, mais ils l’ont compris. On a refait, et joué franc plusieurs tours, avec avantage égal. Enfin nous avons miné avec adresse, à ce que nous croyions. Sûrs de notre coup, nous y avons été de sommes considérables: on les a tenues. Brelan dans ma main, et d’as ! lorsque je vois abattre trois valets , le quatrième tournant. Ça été un coup de foudre! Edmond avait vu un valet dans le talon : il y a couru. Rien! nous avons bien vus que nous étions dupes, par un tour plus fin que tous les nôtres. Nous avons payé. Un reste d’espoir nous a fait continuer: nous comptions qu’en les intimidant, le tour suivant, où j’avais la main, ils n’oseraient pas recommencer leur escamotage. Edmond les observait d’un œil sévère. Je me suis donné le même jeu en rois : nous y avons été du double de l’autre fois; on a tenu en hésitant. J’abats: tout est perdu! les dix que j’avais crus écartés, se sont trouvés dans la même main, le quatrième tournant. L’opération de combiner ce qu’ils avaient chacun, de reprendre d’autres cartes qu’ils avaient dans un repli de doublure, sous les boutons de leur frac, et de n’avoir que celles de leurs trois jeux, cette opération si compliquée, n’a été que d’un clin d’œil, tandis qu’Edmond relevait ses cartes. Cette dextérité m’a surprise! nous n’avions rien vu. Il fallait cesser le jeu, faute de fonds. On nous a proposé une revenge, sur ma maison, mes meubles, et… mes faveurs (ce dernier article à l’oreille). J’ai accepté, également furieuse et de jouer et de ma perte; j’aurais joué ma vie, ou si l’on veut mes doigts les uns après les autres, comme les nègres. Nous avons gagné. Remis en fonds par ce coup-là, nous avons continué avec acharnement: petit gain, pendant cinq à six tours. Enfin le hasard, sans tricherie, nous a donné jeu sûr. J’espérais… un trésor de ce coup. Mais tout le monde a passé, à l’exception d’Edmond, qui a ramassé ce qui m’appartenait. Coup nul par conséquent. Nous avons ensuite usé d’adresse, avec des précautions infinies, nous relevant pour examiner nos joueurs. J’avais un vingt-un : Edmond rien du tout. Nous avons pris un air d’assurance, et nous avons poussé, tant qu’on a voulu. On a quitté. Gain complet de notre part. Il fallait lever le siège. J’en étais tentée. Edmond m’a fait signe de continuer. Après quelques tours sans effet, il s’est présenté un beau coup. Il nous a éblouis, et notre attention s’est ralentie. On en a profité. Nous avons perdu tout notre comptant, ma maison, mes meubles, mes diamants… J’étais au désespoir, et les larmes me sont venues aux yeux. Edmond en fureur s’est levé. Je l’ai retenu. Un insolent de la troupe m’a dit à l’oreille: Vous avez encore une ressource? – Je la joue, ai-je repris. – Pour tous trois? – Oui, tous trois.» Nous avons rejoué. C’était un forfait, contre une somme désignée très considérable. J’ai perdu!… Edmond était sorti au désespoir, pour aller prendre l’air un moment. On m’a sommée de payer. J’ai refusé avec indignation. Ils m’ont emportée dans mon cachot, où était encore leur ami, que j’ai trouvé… avec Marie, dans la plus grande familiarité. Les quatre se sont réunis contre moi, et l’infâme Marie, que le joueur avait mise dans ses intérêts, pendant le temps qu’il avait passé avec elle, a contribué à ma défaite. Heureusement qu’Edmond est venu après deux insultes. Il a fondu sur eux l’épée à la main, et les a chassés de la maison. C’est un héros. Ils tremblaient tous quatre devant lui; sa gloire a diminué ma honte. Mais pendant le combat, Marie et son complice ont emporté ce que les autres avaient gagné: ma fidèle Trémoussée voyant agir Marie, n’y a fait aucune attention, croyant que c’était par mes ordres. Ainsi me voilà dépouillée absolument, et pour ce qui me reste, le billet qui était sur jeu contre l’argent, va me l’enlever, à moins que je ne réclame. Mais un avocat que je viens de consulter, et à qui je n’ai rien déguisé, me conseille de ne pas les attaquer, vu que nous serions tous également punis. Je me console un peu; il me reste quelques ressources, et mon intrigue commençante. Quant à Edmond, il a tout perdu; il n’a pas une obole des cinquante mille livres du financier; il a joué jusqu’au portefeuille garni de diamants. Il est furieux: sa rage le porte à des excès… Il m’a proposé tout à l’heure de me poignarder, et lui ensuite. Je l’ai ramené à des sentiments plus doux, en lui exposant mes ressources, que j’ai même enflées à dessein.

J’attends Jacinthe. J’ai écrit si rapidement que cette lettre est l’ouvrage de dix minutes. Tu liras si tu peux. Fais partir l’ami .

À tantôt.