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Lettre 127. Ursule, à Laure.

[Elle appelle à son secours, la pauvre infortunée! mais il est trop tard! l’horrible malheur est tombé sur elle, et il l’accable!].

19 octobre.

À mon secours! mes bons amis! s’il est possible, venez à mon secours!… Empare-toi de mon frère, ma chère Laure, plutôt pour le retenir, que pour l’exciter; que l’ami seul agisse: sa prudence est ma dernière ressource, il n’y a qu’elle qui puisse me sauver!… Tu vas frémir, ma chère cousine, de tout ce qui m’est arrivé, de ce qui m’arrive encore, et de ce qui m’attend. Il faut l’écrire, pour que l’ami sache comme il doit s’y prendre, et trouve les moyens les plus sûrs de me secourir, sans exposer ma vie, peut-être la sienne.

Après avoir tout perdu, comme je te l’ai marqué avant mon malheur, et avoir été traitée par deux misérables comme la dernière des créatures, j’allais sans doute essuyer le même sort de la part du troisième, malgré ma résistance et mes cris, lorsque Edmond est venu me délivrer. Je l’ai laissé sortir, après l’avoir un peu calmé: mais il était au désespoir; la honte, la rage (il me l’a dit en me quittant), déchiraient également son cœur; je ne l’ai plus revu depuis ce funeste moment. Mais j’en étais presque bien aise d’abord, afin d’avoir plus de liberté dans les premiers temps de mon séjour à Saint-Mandé . Je suis partie le lendemain matin, avec un serrement de cœur, triste présage, ou triste ressouvenir! Tous deux, sans doute!… J’ai été reçue comme une divinité par mon traître, qui m’a pour ainsi dire dévorée de caresses. Tout était brillant, et avait autant d’éclat et de commodité que chez moi avant mes pertes. J’ai nagé dans les plaisirs; ce nouvel athlète valait l’Américain… Je ne te copierai pas ici la lettre que l’ami t’a sans doute montrée. Hélas! tout était mis en jeu par ce maudit Italien. C’était lui qui avait envoyé chez moi les escrocs qui m’ont ruinée, ainsi que mon frère; c’est lui qui a fait habiller un malheureux porteur d’eau en seigneur, et qui m’a réduite à assouvir la brutalité de ce misérable qui m’avait servie, et que j’étais loin de reconnaître. Voilà cet amant sur lequel je comptais, pour réparer mes pertes!… On ne s’en cache plus aujourd’hui… Tu sais que l’italien jouissait tous les jours de sa vengeance, caché dans la maison que je croyais à moi. Il me fit insulter par son laquais, que le porteur d’eau, par mes ordres, jeta par la fenêtre: mais c’était pour me duper mieux, qu’on me sacrifiait ce maraud, comme tu vas voir, ma chère cousine.

L’Italien, suivi de ses gens, était venu au secours de son laquais, étendu, brisé sur le pavé de la cour: les miens les attaquèrent, et au moyen du zèle de ma fidèle Trémoussée, qui frappait comme quatre, et à laquelle on n’osait le rendre, le vieux bouc eut le dessous, et fit retraite. Je me reposais sur mes trophées, me disposant à quitter la maison, après avoir payé la dépense qu’on m’y avait fait faire, et rendu les meubles au tapissier: quand le porteur d’eau, qui était sorti pour aller me chercher une voiture, est revenu avec deux fiacres. «Madame peut partir: où sont ses paquets? où madame va-t-elle?» je nommai votre maison… Je n’avais plus d’autre asile… Quant à mes paquets, je lui montrai un chausson. «Tout tient là-dedans…» Je montai dans une des voitures, et j’appelai Trémoussée. «Je vais prendre l’autre, madame (me répondit-elle), la larme à l’œil, afin d’être avec mes paquets, à moi, qui pourraient vous incommoder.» Nous sommes parties. J’ai dit au porteur d’eau escroc de monter auprès de moi. «Non, madame! derrière le carrosse c’est assez pour votre ancien domestique. – Je le veux. – Il n’en sera rien; je suis connu; je veux être à ma place.» Et il a fait rouler, sans écouter les ordres que je lui donnais de venir occuper le devant. Nous avons pris le chemin de Paris. Au bout de quelque temps, je n’ai plus entendu rouler sur le pavé. J’ai fait arrêter, pour demander au misérable qui était derrière, où j’allais? «À Paris, madame; vous roulez sur la terre, pour que vous soyez plus tranquille. Où est Trémoussée? – Les chevaux de son fiacre valent mieux que les nôtres, elle nous a devancés.» Cela ne m’a pas plu: mais qu’y faire? Nous avons continué de rouler plus d’une heure, sans que j’entendisse le pavé. Au milieu d’une route, que je ne connais pas, nous avons arrêté; on m’a dit de descendre, et de donner ma bourse; on a mis le pistolet sur la gorge du cocher de fiacre, et on l’a forcé de s’éloigner. Je suis restée à la merci de six hommes, y compris le traître qui me suivait, et qui m’a dit: «Madame! ce sont des voleurs! nous sommes morts!…» On nous a bandé les yeux, du moins à moi, et le traître disait qu’on les lui bandait aussi; on m’a portée dans une voiture, et nous avons roulé environ deux heures. On m’avait pris ma bourse, ma montre, et tout ce que j’avais de quelque valeur…

Nous nous sommes arrêtés, et l’on m’a descendue. Je me suis trouvée dans une chambre mesquine, puante, lorsqu’on m’a débandé les yeux; et j’ai vu devant moi le malheureux Italien… Il m’a dit que tout ce qui m’était arrivé depuis quinze jours, venait de sa part. J’ai voulu le dévisager. Une grosse femme, qui avait l’air d’une bouchère, est sautée sur moi, m’a donné deux gourmades, et m’a terrassée. Elle m’a ensuite déshabillée nue, et m’a forcée à me vêtir d’habits dans le costume des femmes de porteurs d’eau. Je les ai pris avec fierté, voyant que je ne pouvais faire autrement. C’est avec cet habit que je vous écris. Pendant ce temps-là, mon traître reprenait les mêmes habits, avec lesquels je l’avais vu porter de l’eau, et il est venu auprès de moi me dire qu’il, était bien fâché, mais qu’il y allait de sa vie, s’il n’obéissait pas: qu’on l’avait tiré des cachots, où il était enfermé en attendant les preuves de ses crimes, et qu’on pouvait l’y renvoyer. «Tu vois bien, m’a-t-il dit ensuite, en levant le masque, qu’il n’y a pas ici à barguigner, et que je ne te ménagerai pas plus que les innocents que j’ai attendu à la corne d’un bois?» J’ai bien vu que j’étais perdue: mais voulant essayer si la douceur me servirait à quelque chose, pour sauver au moins ma vie, j’ai cédé. Le porteur d’eau m’a traitée comme sa femme, ou comme sa servante; il m’a fait faire sa soupe, j’ai été obligée de laver sa vaisselle, de nettoyer ses gros souliers, de faire son grabat, où cependant il ne s’est pas mis; je l’ai occupé seule.

Le lendemain on m’a fait signer des bans, le bâton levé: c’était un nègre hideux qui le tenait suspendu. J’ai cédé encore. Huit jours se sont écoulés, sans qu’on m’ait fait autre chose, que de me tenir vêtue avec des haillons que les plus pauvres ne ramasseraient pas dans la rue, pleins de crasse et de vermine, en m’obligeant à servir M. le porteur d’eau, et à faire tout l’ouvrage de son ménage, même à porter de l’eau, pour arroser le jardin: le grand nègre, le bâton ou le nerf de bœuf levé, était mon inspecteur. Il me fit la galanterie de me dire le septième jour, qu’il ne garderait cet emploi que jusqu’à ce que j’eusse un mari, lequel en serait chargé: que pour lui, lorsque je serais femme, il me ferait l’honneur de prétendre auprès de moi à un emploi qui me serait plus agréable. Je n’osai lui répondre, ayant déjà senti deux fois la pesanteur de son bras.

Un chapelain, muni d’un pouvoir des deux curés, et du consentement de mes père et mère, est venu me fiancer au porteur d’eau le septième jour; et le lendemain huitième, nous avons été mariés. C’est alors que ce malheureux m’a traitée en esclave; il attendait qu’il eût pour lui les apparences du droit pour me maltraiter. L’Italien est venu me ricaner au nez, et me dire que j’étais à ma place. On m’a fait travailler plus fort que jamais, à porter de l’eau pour arroser, et des fardeaux, à récurer, à laver toute la vaisselle de la maison, dont les marmitons me jetaient l’eau grasse au visage. Je partageais le grabat du porteur d’eau, qui ne me laissait aucun repos la nuit, et dormait le jour, tandis que je travaillais. Enfin, le troisième au soir, harassée, je me suis assise, et je lui ai dit de me laisser respirer. Il m’a poché les yeux à coups de poing, et m’a rendue à faire peur. Toute la maison est venue m’insulter le lendemain. Quelqu’un m’a voulu plaindre. «Tais-toi donc! une p…, c’est une fille de village comme nous, une paysanne! Elle n’est pas plus que son mari! Est-ce qu’il faut que le vice profite?» Ce n’était pas tout: le quatrième jour le porteur d’eau m’a fait signer, à force de coups, et presque mourante, la vente de mon bien, déjà hypothéqué pour la moitié de sa valeur. En voyant le notaire, quoiqu’après avoir consenti, j’ai voulu réclamer; l’infâme s’en est aperçu, et m’a foulée aux pieds. On est accouru à mes hurlements, car ma voix étouffée n’était plus autre chose. «Tu signeras!» criait le misérable porteur d’eau. J’étais couverte de sang et méconnaissable. On m’a lavée, et mise au lit. J’ai signé. Depuis ce moment, je n’ai plus été battue. Mais d’autres abominations m’attendaient. On m’a laissé guérir. L’infâme porteur d’eau m’a montré l’argent de mon bien, et m’a donné douze francs, pour m’acheter une jupe de toile, un juste, et de gros bas de fil. Voilà mes habits des dimanches, avec des souliers ferrés. Lorsque j’ai eu cette parure pour la première fois, M. Antonini le nègre, est venu me faire sa cour. Je l’ai reçu comme il le méritait. Il m’a dit des infamies, s’est découvert… En ce moment, le porteur d’eau est arrivé. «Puisque vous êtes mon mari, lui ai-je dit, sachez que ce nègre… (Je lui ai dit ce que me demandait Antonini .) – C’est convenu entre nous, m’a dit l’infâme; il m’a payé roquille pour cela ce matin, et c’est tout ce que tu vaux à présent.» Je me suis mise à pleurer, à crier. L’Italien, que je n’avais pas vu depuis les coups qui m’avaient défigurée, et dont il avait ri aux éclats, a reparu: il a donné ses ordres. Le porteur d’eau s’est jeté sur moi, et m’a tenu les mains avec une des siennes, en me montrant au nègre… Celui-ci s’est avancé le poignard à la main, en me disant, qu’il voulait me devoir à moi-même, ou que ma vie lui était abandonnée. Eh! comment ne meurt-on pas de ce que j’ai souffert!… J’ai prié le porteur d’eau de me lâcher, je me suis jetée à ses genoux: je l’ai nommé mon cher mari! je l’ai prié de m’épargner, de me sauver de cette horreur, et que je l’adorerais. «Obéis, p…, ou meurs.» Voilà toute sa réponse. Je l’avouerai; j’ai craint la mort… Ô Dieu! que j’ai souffert d’humiliations! à quelles complaisances, le poignard à la main, le hideux nègre, dont le visage est tout balafré, ne m’a-t-il pas réduite!… Il m’a piquée trois fois, et j’ai vu la mort prête à s’emparer de moi, glacer mon sang, avant qu’il coulât. Enfin je me suis résignée: j’ai prodigué à l’infâme tout ce qu’il demandait…