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Lettre 124. Gaudet, à Ursule.

[Il répond à la CXXème, et paraît se rétracter de tous ses mauvais avis: mais fatalement cette lettre ne put être remise, et Laure la garda; si bien qu’elle ne fut ouverte qu’après la captivité d’Ursule, et ce fut ce qui commença de la ramener. Il semble que Dieu ait voulu tirer le bien de la source même du mal.].

Même jour.

Vous n’avez pas oublié, ma charmante, ce que je vous écrivais le 7 mai dernier: qu’il ne faut rien outrer, que la nature et la société punissent tous les excès, et que dans notre situation présente, nous dépendons autant de la société que de la nature. J’ai détruit vos préjugés, parce que j’ai cru qu’ils nuiraient à votre bonheur: mais si j’avais pensé qu’ils eussent pu contribuer à votre félicité, je les aurais fortifiés, au lieu de les détruire. Vous avez été trop loin, ma chère Ursule! beaucoup trop loin! et je crains aujourd’hui ce que vous avez fait faire à votre frère; si jamais ses lumières venaient à s’offusquer, sa philosophie à être moins sûre, cette action le réduirait à un désespoir féroce. Je n’ai jamais eu l’idée, en vous dépréjugeant l’un et l’autre, que vous en viendriez là. Ce n’est pas tout que de faire tout ce qui est permis; il faut envisager toutes les suites possibles, et celles de cette action me font trembler. Au reste, peut-être ne sont-ce que de vaines craintes; Edmond me paraît affermi… Cependant, quand je considère la violence qu’ont ses passions, je n’ose croire à sa philosophie; je croirais plutôt à la vôtre.

Ma chère enfant! arrête-toi; tu as été trop loin: rétrograde un peu, pour être ce qu’il faut que tu sois. J’avais sur toi des vues importantes que tu as anéanties. On peut être sans préjugés, mais il ne faut pas détruire les facultés de la nature: tu te blases; un honnête homme, qui t’aimera, ne pourra plus espérer de te rendre mère, si tu continues; cette qualité est la plus belle des femmes: il ne faut pas l’oublier.

J’ai été mécontent de ce que tu dis au sujet de ton fils, en parlant du marquis ruiné. La tendresse maternelle est naturelle au moins, si la paternelle ne l’est pas; évite d’être un monstre: on l’est de plusieurs manières, au moral, comme au physique, par la cruauté, par l’insensibilité, par des sentiments et des actions qui éteignent toute idée de société générale ou particulière. Si tu manques d’une faculté essentielle à la femme, quelle qu’elle soit, tu n’es plus une femme; tu es un monstre! Il est temps de s’arrêter. Il faut une réforme, et il la faut absolue, autant que prompte.

Si j’ai tâché d’anéantir la religion dans ton frère, dans toi-même, ce n’est pas que je haïsse la religion; loin de là! je suis un de ses amateurs, et il est des gens à qui je l’inculque journellement. Si j’avais existé du temps de son institution, j’aurais été un de ses apôtres. En effet, considère ce qu’était le genre humain, quand un héros, un Dieu la montra au monde! Des monstres égorgeaient d’autres monstres; les provinces étaient dévastées par des gouverneurs rapaces; la capitale du monde, Rome, après d’horribles proscriptions, avoir gémis sous un Tibère, un Caligula, une Messaline, se voyait gouvernée par Néron; des bêtes féroces qui s’entre-déchirent, sont plus douces que n’étaient ces hommes. Une voix s’élève du fond de la Judée; un homme, un ange, un Dieu, s’écrie: «Aimez-vous les uns les autres! Vous êtes tous frères: pardonnez les injures; si l’on vous frappe, souffrez, bénissez, faites du bien: donnez, tolérez; que la différence des sentiments ne vous empêche pas de vous entre-secourir. Ô Mortels infortunés! je vous aime! je vous chéris! Je viens vous annoncer une religion nouvelle, qui fera que vous vous aimerez, que vous vous chérirez les uns les autres: je sais que les méchants vont s’opposer à ma doctrine; la hardiesse que j’ai de la prêcher, me coûtera la vie, mais je donnerai mon sang avec joie pour cimenter ma doctrine: que je meure du plus cruel des supplices; mais que je vous adoucisse; que je vous rende heureux!… Opprimés, réjouissez-vous! Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés. Vous serez heureux, lorsque les hommes vous persécuteront, qu’ils vous chargeront d’injures, qu’ils vous tueront, à cause de ma doctrine fraternelle. Prêchez-la sans crainte: si vous périssez! qu’est-ce que la vie, auprès de la gloire immortelle qui vous attend? Soyez les bienfaiteurs du genre humain; allez partout inviter, presser les hommes de s’aimer, de vivre en frères; vous trouverez au fond de votre cœur une satisfaction douce, qui vous rendra heureux, dès cette vie, comme je le suis; un jour vous et moi, nous aurons des autels.» Il ne s’en tient pas là; il exécute ce qu’il dit; il prêche, il touche; il recherche les pauvres qu’il a loués; il les console; il leur montre la gloire et le bonheur, dans la bonne vie, dans la confraternité: il fait des héros de douze pauvres pêcheurs, de soixante-douze pauvres manœuvres; il les anime de son esprit sacré; ils deviennent, par lui, plus que des hommes. Ce héros, ce Dieu (car quel autre nom lui donner?) est arrêté, comme il l’avait pressenti: on le condamne; et il meurt avec la douceur de l’agneau. Ses prosélytes effrayés, se croient perdus. Ils se dispersent; ils se cachent, – mais bientôt, ils reprennent courage, ils reviennent, animés de l’esprit de leur divin maître, du bienfaiteur, du sauveur du genre humain, ils affrontent la mort, rien ne peut les arrêter! ces, hommes généreux, ces héros, ces demi-dieux, ils viennent au milieu des pierres qui les lapident, des fouets qui les déchirent, des épées qui les mutilent, et qui leur donnent la mort, ils viennent crier à leurs bourreaux: «Vous êtes tous frères; aimez-vous, chérissez-vous, faites-vous du bien: pourquoi vous haïr, vous tourmenter, vous persécuter? imitez notre patience: vous nous déchirez, et nous vous pardonnons, nous vous bénissons, nous vous aimons, tous nos bourreaux que vous êtes . – Et Celui qui leur avait inspiré de pareils sentiments, qui leur avait donné l’exemple, dont l’âme aimante les animait encore, ne serait pas un Dieu! Périsse le blasphémateur qui osera le dire!… Ô Fils de Marie! si tu n’avais pas des autels, je t’en dresserais… Je t’en dresserais au moins dans mon cœur, si les lois de mon pays s’y opposaient. Sauveur du genre humain, divin législateur, qui es venu faire des hommes et des frères de bêtes féroces, prosterné devant l’image glorieuse de l’instrument de ton supplice, je t’adore avec une ardeur brûlante et le transport de la reconnaissance!…

Voilà mes sentiments, Ursule. Quoi! vous vous êtes imaginé que je méprisais, que je haïssais la religion chrétienne!… Ô ma Fille! que je suis malheureux de vous avoir crue plus éclairée que vous ne l’êtes! et que je crains de m’être également trompé avec votre frère! Sans doute cette religion sainte a des abus qui viennent des hommes: ces abus vivement sentis, ont produit les guerres des Huguenots, dont le souvenir est si vif encore dans votre village, et surtout dans votre famille, qu’ils ont ruinée: mais les abus viennent des hommes; le divin législateur les avait tous prévenus; c’est pourquoi les papes et les évêques sont inexcusables de ne pas les anéantir; de ne rappeler pas à sa primitive pureté, cette divine religion, dont la beauté est si grande, que si elle existait sans abus, toutes les nations viendraient l’embrasser. Des incrédules! ah! il n’y en aurait plus! Quel intérêt les rendrait athées? la religion ferait leur bonheur dès ce monde…

Ce sujet m’a emporté; je ne veux pas finir par une matière aussi sérieuse, et je me rappelle à propos que je dois une réparation aux auteurs dramatiques. Je veux la leur faire publique ou particulière, comme l’insulte: ainsi, dans le cas où vous auriez montré ma lettre à quelqu’un, montrez de même la réparation. Un auteur dramatique, tel que Corneille , est capable d’ennoblir une nation, de la rendre grande à ses propres yeux. Un auteur dramatique, tel que Racine , serait capable d’amollir, de civiliser… les Anglais, et même les sauvages qui sont à leur solde en Amérique. Un auteur dramatique, tel que Molière , où il est bon, donnerait de la gaieté à un spleenique , corrigerait une précieuse, convertirait un hypocrite, rendrait sociable un misanthrope. Un auteur dramatique tel que Regnard , amuse au moins, et fait rire les maîtres, que leurs domestiques volent. Un auteur dramatique tel que le grand Voltaire , instruit, touche, rend honnête homme, en un mot, réunit tout le mérite des Corneille , des Racine , des Crébillon . Ce dernier effraie le vice. Destouches par son Glorieux , a contribué au progrès de la vraie philosophie. Lachaussée et Marivaux font aimer le devoir aux époux, aux pères, aux enfants. Tous nos auteurs modernes sont estimables; un Lemierre , un Ducis , un Blin de Saint-More , un de Marmontel , un de La Harpe , un Sedaine , un Dorat , un Palissot ont plu, et méritaient de plaire.

Mais si je loue les auteurs dramatiques, certainement je ne louerai pas le public spectateur! Dieu! quels automates les talents ont pour juges! et qu’il est peu flatteur d’exciter leur applaudissement! Comment les gens d’esprit que j’ai nommés en dernier lieu, peuvent-ils se résoudre à travailler pour cette hydre à mille tètes, dont pas une n’est d’accord! J’ai été au parterre, au parquet, aux loges, jusqu’à l’amphithéâtre, qui est au spectacle, ce qu’est le Marais à la rue Saint-Honoré ; et là, j’ai entendu louer les sottises, autant que les beautés; j’ai entendu blâmer les morceaux sublimes; j’ai vu admirer les défauts de l’acteur, et honnir ses qualités, la sagesse, la finesse, la raison de son jeu senti. Mais, me direz-vous, ce public décide Juste cependant! Oui: deux ou trois têtes au plus, quelquefois une, qui donnent le branle à cette grosse bête qu’on appelle le public. Il faut même absolument que ces trois, deux, un, aient lu auparavant la pièce; car il est impossible d’entendre à la première représentation: ce gros Cheval poussif, le public tousse, crache, mouche, claque, hennit, braie, grogne, mugit, bêle continuellement, suivant l’espèce d’animal, dont est chacune de ses mille têtes. Il n’a pas seulement l’esprit d’avoir du plaisir, car il se l’ôte continuellement à lui-même, et vous voudriez que ce gros animal-là jugeât!… Il est si vrai qu’il ne sait pas juger, et que l’électricité communicative du mouvement qui fait applaudir aux beautés, a une cause qui peut manquer, cela est si vrai, qu’on lui a vu approuver des sottises palpables, parce que ce jour-là, l’immense ruche n’avait pas d’âme reine, c’est-à-dire, pas une de ses mille têtes qui eût le sens commun. Le lendemain, ou huit jours après, il se trouvait que la ruche avait une reine, et alors l’électricité avait lieu; elle conspuait ce qu’elle avait adoré. Le contraire est arrivé plus d’une fois. La bête, le premier jour, étant absolument brute, ne sentait pas les beautés; et comme les beautés non senties ont quelque chose de très plat pour ceux qui ne les peuvent entendre, les mille têtes ennuyées sifflaient, grognaient, brayaient, etc., etc. Ce fut ainsi que la bête était à la première représentation de l’Athalie de Racine ; à celle de plusieurs pièces de nos auteurs modernes, qui redonnées dix ans après ont réussi; parce que la bête avait enfin une ou deux de ses mille têtes qui étaient humaines. Je suis persuadé, par exemple, que le Gustave de M. de La Harpe , redonné, réussirait aujourd’hui; que plusieurs tragédies de M. de Marmontel seraient vues avec plaisir. J’ai entendu juger la Florinde de M. Lefèvre ; en vérité ce jour-là, il fallait que la bête fût de mauvaise humeur; elle ne me permit pas d’entendre. Si au lieu d’écouter j’eusse applaudi, peut-être la décidais-je: mais je voulais donner à mes co-têtes l’exemple de la raison, et malheureusement celles qui étaient autour de moi, étaient, l’une de linote , l’autre de chien , une de serpent , deux de singe , trois de peccata , une d’éléphant , six de carpe , huit de merle , dix d’oison : je voulus changer de place, et je me trouvai entre deux dogues , ayant par-devant six taureaux , et par-derrière vingt cochons , quatre loups , et trois ours . Que dire à tous ces animaux-là? pas un ne m’entendait, lorsque je leur voulais parler dans les entractes. Est-il étonnant, qu’avec un pareil composé, les têtes humaines, qui se trouvent par hasard sur le même tronc, avec cet assemblage d’animaux, ne puissent goûter le plaisir du spectacle? Si on attendrit la bête, elle beugle, tousse et mouche ensuite, à vous faire perdre le reste de l’acte ou de la scène; si on la fait rire, elle braie si fort et si longtemps, que vous n’entendez plus rien; si on l’impatiente, elle frappe du pied, elle grogne, elle mugit, ensuite elle s’écrie: «Paix donc!» Vous vous croyez au milieu de la foire où toutes ces différentes espèces devraient être à vendre. Pauvres auteurs, qui êtes jugés sur un mot par une linote , ou par un sansonnet , dont la plaisanterie fait quelquefois tomber votre pièce, sans être entendue! Pauvre spectateur humain , qui crois aller te délasser du travail et des peines de la vie, et qui ne trouves, au lieu du plaisir, que l’impatience et de vains efforts pour voir et pour entendre! Je ne saurais concevoir comment on va au spectacle à Paris! On dirait que ceux qui s’y rassemblent, n’y vont que pour se gêner, s’étouffer, se brusquer, se montrer égoïstes, sans égards, sans politesse. C’est le rendez-vous de tous les enrhumés, de tous les cracheurs, de tous les moucheurs, de tous les rousseurs, de tous les polissons qui aiment à entendre et à faire du bruit! Combien de clercs, de jeunes officiers, et même de plus graves spectateurs ne vont là que pour s’amuser entre eux, indépendamment des pièces! je crois que le moindre bruit devrait être défendu à nos spectacles, qui sont absolument différents de ceux des anciens, où le peuple criait bravo! mais il faut observer que ce n’était qu’aux combats des hommes comme les bêtes, ou des gladiateurs. Aux pièces dramatiques, on ne soufflait pas le mot, tant que l’acteur parlait; aux entractes seulement, les plauditeurs donnaient le signal, en frappant des mains en cadence.