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Parvenus dans le bois, nous y sommes descendus: nous avons d’abord marché tous quatre, ensuite nous nous sommes séparées, la marquise et moi. La première chose qu’elle m’a dite a été un compliment flatteur, suivi d’un baiser, que je lui ai rendu: ce qui a paru lui plaire. Elle m’a proposé un plan de vie, dont je vous entretiendrai de bouche. Il paraît qu’elle a les mêmes vues que son mari, et qu’elle se propose de foire un joli Quatuor. Elle m’a ensuite parlé de mon portrait, qu’elle tient de la main d’Edmond; du sien, que le mien lui a donné envie d’avoir sous un costume, où les draperies ne sont pas visibles. Elle m’a témoigné la plus tendre amitié; je croyais être avec Mme Parangon, et la marquise, au lieu de l’effacer, n’a fait que me faire mieux sentir tout ce que vaut cette belle prude: en vérité Mme Parangon a tout; et ce que la marquise m’a montré de mieux, elle l’a tout comme la première. C’est un hommage que je suis bien aise de rendre, en passant, à l’ancienne inclination de mon frère. Après un entretien particulier, assez long pour faire connaissance, et nous communiquer tous nos petits secrets tant au sujet d’Edmond que du marquis, nous les avons rejoints. La marquise a donné la main à mon frère, et j’ai présenté la mienne au marquis. L’heure du dîner approchait; nous avions beaucoup marché; nous, sommes revenus à La Muette, chez le Suisse. C’est à table que la gaieté a brillé; j’ai vu là tout ce que vaut une femme bien élevée, mais au-dessus du préjugé comme la marquise: car ici, elle a surpassé Mme Parangon, sans néanmoins sortir de la décence. Le marquis paraissait enchanté, autant de son épouse que de moi. En effet, le charme que cette femme aimable répandait autour d’elle agissait avec tant de force sur moi-même, que j’étais tendre pour le marquis; je l’enivrais, et je m’enivrais moi-même. Edmond, timide et modeste, était si bien ce qu’il fallait qu’il fût, que tous trois nous ne pouvions nous lasser de l’admirer; et la marquise m’a dit vingt fois à l’oreille: «Il est réellement aimable! Ce n’est pas une vaine apparence: regardez-le! pas la moindre imprudence; pas la moindre familiarité, même avec mon mari: il est modeste avec noblesse; il se prête à tout, et ne s’avance jamais: cette partie-ci lui fait bien de l’honneur dans mon esprit, et s’il ne change pas…» Elle s’est arrêtée; elle l’a regardé; puis dans un mouvement très rapide, elle a embrassé son mari, qui en a été aussi surpris que moi. Cependant il s’est comporté de la manière la plus reconnaissante; il a fait des compliments à sa femme; il a vanté la bonté de son cœur, qui égale ses grâces et sa beauté. Il nous en a fait juges. Vous imaginez comme j’ai dû répondre: mais ici Edmond nous a surpassés. Obligé de dire son sentiment, il a su mêler les choses les plus fortes et les plus flatteuses pour, la marquise, à des marques de respect, assez touchantes, pour exciter deux larmes, que nous avons laissé couler, la marquise et moi, dans le même instant. Le marquis les a recueillies à toutes deux, et dans ce moment, j’ai vu, ou cru voir, que la marquise, a pressé imperceptiblement une main d’Edmond, qui était près d’elle. Voilà comme s’est terminé notre dîner, un des plus agréables que j’aie faits en ma vie. Nous avons aussitôt quitté la table, pour aller nous promener dans les jardins. Il y a eu beaucoup plus de liberté: le marquis m’a prise sans façon, et a laissé la marquise à mon frère. Nous avons d’abord marché à quelque distance; mais ensuite nous nous sommes perdus de vue. L’envie de ménager un agréable tête-à-tête à Edmond m’a rendue très tendre: le marquis était comblé de me sentir m’appuyer mollement sur son bras; ses discours étaient de feu; il me montrait les sentiments les Plus Passionnés; il me jurait qu’il n’était heureux que de ce moment, et qu’il devait son bonheur à la marquise; qu’il voulait lui en conserver une éternelle reconnaissance. (Vous voyez que je ne brouille pas les ménages!) Quant à Edmond, il paraît que son entretien avec la marquise a été fort animé: nous les avons quelquefois entrevus, très attachés à ce qu’ils se disaient; quelquefois nous les avons entendus, parlant avec une aimable vivacité. Du reste, nous n’y avons rien compris: le marquis, dès que nous les approchions, m’obligeait à les éviter, malgré la grande envie que j’aurais eue de découvrir quelque chose. J’ai cependant usé de finesse, sous un prétexte naturel, je me suis écartée seule: la voix de la marquise s’étant fait entendre, je me suis approchée: ils étaient assis sous un berceau de jasmins et de chèvrelle, et j’ai vu Edmond tenant fort tendrement une main de la dame, dans les yeux de laquelle je n’ai rien vu de cruel. Je ne sais où les choses, seront allées: mais un baiser donné m’ayant fait craindre un dénouement trop heureux, surtout quand Edmond l’a eu rendu, j’ai rejoint le marquis pour l’éloigner.

Nous sommes revenus le soir, comme nous étions partis, en changeant un peu l’ordre: au sortir des Tuileries , tout à la brune, le marquis est entré dans la même voiture avec sa femme, et Edmond m’a ramenée; mais au bout d’une demi-heure, le marquis était chez moi; et Edmond chez la marquise.

je vais maintenant passer à des choses d’un autre genre, Le marquis m’a trouvé des talents si marqués pour la danse, qu’il m’a engagée à les cultiver: j’y ai réussi au-delà de ses espérances, à l’aide des leçons du célèbre Dupré. Dans son premier enthousiasme, le marquis voulait que je débutasse à l’Opéra: j’y ai consenti assez légèrement, enivrée moi-même des talents qu’on me trouve. Il a obtenu un début, et vendredi dernier je devais doubler Mlle Lionnais, dans le ballet charmant qui termine l’intermède du Citoyen, de Genève. J’ai fait la répétition avec un applaudissement général. Quelle voluptueuse ivresse donne cet encens flatteur!… Mais le marquis, témoin des hommages qui m’ont été rendus, les a trouvés trop forts, sans doute: d’ailleurs, depuis la répétition, j’ai reçu au moins dix messages, entre autres de mon vieux Italien, qui s’est trouvé là comme, à point nommé: c’est l’ambassadeur, dont j’ai dit un mot dans une de mes lettres, à la marquise; ma porte a été fermée à tous ces gens-là; et vendredi dès le matin, le marquis a fait dire que de puissants motifs m’empêchaient de paraître sur la scène. Je sens qu’il a raison. Pour m’en dédommager, il a fait dresser un joli théâtre dans mon jardin, et j’y ai dansé avec l’applaudissement universel le rôle de Mlle Lanni, dans le ballet des Champs-Élysées de Castor et Pollux. Un autre rôle, qu’on a trouvé que je rendais supérieurement, tant pour la danse que pour la naïveté du chant, c’est celui de Mlle Dervieux, dans l’acte de Pygmalion: on dit que j’y surpassé Mlle Puvigné, qui le joua il y a dix ans. Vous voyez par tout cela que je ne manque pas d’amusements extérieurs.

Quant à mon cœur, il est parfaitement tranquille. Lagouache est guéri. Il a prié Marie de lui procurer un moment d’entretien particulier avec moi, avant son départ de Paris: j’y ai consenti; mais j’en avais averti M. le marquis, et j’ai voulu qu’il en fût témoin secret. Lagouache est entré humblement. «Mademoiselle, j’ai bien des pardons à vous demander, des excuses à vous faire, d’avoir… – Rien du tout, monsieur: vous m’avez rendu service, par toutes ces choses-là que vous me priez d’oublier. Je ne m’en souviens, que pour vous en avoir obligation: et si vous voulez faire le voyage de Rome, je m’offre de vous recommander à M. le marquis? – Ah! mademoiselle! le voyage de Rome!… – Il faut que vous quittiez Paris, et à votre place, je profiterais de cette nécessité, pour faire un voyage utile à mes progrès: j’aurai soin que M. le marquis fournisse à votre entretien. – Quoi! vous m’abandonnez! – Vous le mériteriez; mais je ne vous abandonne pas.» J’étais convenue avec le marquis, qu’il paraîtrait à un signal: je l’ai fait, dans la crainte qu’il n’échappât quelque indiscrétion à Lagouache. Le marquis est entré sur-le-champ, comme s’il fût arrivé, et m’a demandé sèchement, ce que je voulais à ce garçon. «Je lui promettais que vous vous intéresserez, pour lui, et que vous lui donnerez les moyens de faire le voyage de Rome. – J’y consens, à votre considération, madame, pourvu qu’il parte demain.» Il l’a congédié, en achevant ces mots, et j’en suis débarrassée.

Voilà, je crois, toutes mes affaires jusqu’à présent, l’ami. Vous devez vous apercevoir que je suis assez fidèlement vos conseils, du moins, autant que me le permet l’humaine fragilité. Pardonnez les fautes; et si vous trouvez que vos élèves ne vont pas aussi bien que vous le voudriez, venez nous mettre de bouche dans, la bonne voie.

P.-S. – Mme Canon ignore les arrangements actuels; elle m’a fait témoigner son étonnement de ne pas me revoir. Je n’oublie pas Laure; mais je ne voulais en parler qu’en hors-d’œuvre: je ne suis pas contente d’elle. Je désire beaucoup votre arrivée par cette seconde raison.