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Lettre 106. Ursule, à Gaudet.

[Elle lui fait confidence de toute sa coupable conduite.].

15 avril.

Il ne faut plus compter sur vous, l’ami! Vous n’arrivez pas, et des mois entiers s’écoulent! Vous mériteriez qu’on vous laissât tout ignorer. Mais non; vous êtes un ami trop essentiel, et vos sages avis sont trop nécessaires, pour qu’on s’en passe volontiers. J’ai fait usage des vôtres à la lettre, au moins dans tout ce que j’ai pu, et je m’en suis très bien trouvée. Je vais vous donner à présent quelques détails sur ce qui se passe ici. Je pense que mon frère vous a écrit; mais il ne saurait vous apprendre ce qu’il ignore.

Comme je vous le disais, en finissant ma dernière, j’ai accepté les propositions du marquis; une première raison, c’est que j’en ai eu un fils, et qu’il est plus naturel que je sois à lui qu’à un autre. Il m’a logée somptueusement, et m’a mise à même de faire une très belle dépense: j’ai tous les jours du monde, et nous vivons assez bien ensemble. Mais je lui ai fait entendre qu’il ne fallait pas qu’aux yeux du monde, ni de mon frère, notre intimité fût si parfaite; que le plus sûr était que j’affectasse des dégoûts, de l’ennui; que je saurais l’en dédommager dans le particulier. Il a consenti à tout, et je lui ai tenu parole. Il s’est trouvé trop heureux. Je ne m’en suis pas tenue là; je lui ai proposé de mettre son épouse dans mes intérêts par mes procédés à son égard. Il a paru surpris. Je lui ai détaillé mon projet, à peu près de la manière suivante:

«La marquise est votre femme; elle appartient à une famille puissante; vous la négligez: elle peut s’en plaindre avec justice, et troubler par là mon bonheur et le vôtre. Que vous alliez lui dire que vous m’aimez, et que vous la priez de le souffrir, c’est un rôle fou et plus que ridicule; mais que moi, après ce qui s’est passé entre nous, avant votre mariage, je la recherche, que je lui offre de ménager ses droits, de modérer votre dépense, de vous préserver de la prodigalité, c’est une démarche qui pourra lui plaire, à ce que j’imagine, à juger d’après mon cœur?» Le marquis m’a fort approuvée; il m’a juré qu’une liaison avec son épouse serait ce qui le flatterait davantage; que j’en étais absolument la maîtresse, et qu’il me seconderait à sa manière, en se plaignant de mes rigueurs. Je n’ai rien dit d’Edmond, sur qui je fonde le succès de ma démarche, et que je veux tâcher de servir auprès de la marquise. Ils sont du dernier mieux: mais je ne sais si la glace est brisée. En tout cas, j’y fais mes efforts, de toute manière; et s’il le faut, je donnerai de la jalousie à la marquise. J’ignore si c’est discrétion de la part de mon frère, ou si elle lui tient encore rigueur, mais il me tait sa bonne fortune. Peut-être me croit-il capable de quelque indiscrétion? je lui pardonne; jamais je ne ferai un crime à un homme de manquer de confiance en pareille occasion; c’est un si beau défaut, et si rare, d’être assez défiant, pour taire à ses plus intimes les faveurs d’une femme, que je ne m’en sentirais que plus attachée à Edmond. En conséquence des dispositions que je viens de vous montrer, j’ai écrit à la marquise, après avoir tâché de faire expliquer mon frère sur ce qu’elle pensait de moi. J’en ai été assez contente, pour risquer une lettre, où je lui donne mille témoignages de reconnaissance pour Edmond, et de mon respect personnel. Je mets ensuite à sa disposition la conduite qu’elle juge à propos que je tienne avec son mari, et je l’en fais l’arbitre absolue. Sa réponse (car, elle m’en a fait une dès le lendemain) a, été celle d’une femme d’esprit. Après s’être récriée sur le phénomène d’un commerce de lettres entre nous, qu’elle trouve une chose trop singulière et trop piquante pour s’y refuser, elle me dit que, quoiqu’elle ne soit pas jalouse, elle accepte mes offres; elle m’engage avec beaucoup de gaieté à tourmenter son mari, à le mettre aux abois. Elle m’assure qu’il est jaloux de moi à la rage, et qu’ainsi, je dois le tourmenter par la coquetterie la plus décidée; elle m’invite même à aller plus loin, s’il le faut. Quelques jours se sont écoulés, pendant lesquels j’ai appris, par une lettre qu’Edmond vous écrivait, et que j’ai surprise, en allant chez lui, tandis qu’il était chez moi, que la marquise l’avait favorisé, d’une manière aussi spirituelle que prudente. Cette découverte m’a encouragée; dès que j’ai été de retour, j’ai remis la main à la plume, pour écrire à l’aimable marquise toute la conduite que j’avais tenue avec son mari. Ma lettre était assez libre: mais j’étais sûre qu’elle serait bien reçue. Je ne me suis pas trompée; une réponse courte et décisive, en a été la suite. Je l’ai montrée au marquis: «Voyez ce que vous voulez faire? C’est à vous de cimenter une secrète liaison entre la marquise et moi?» Il a ri de mon idée, qu’il a trouvée charmante, et il a lui-même préparé le cadeau que je devais envoyer à sa femme, avec une lettre. «Le trait est unique, disait-il, et bien plus extraordinaire que ne le croit la marquise! Oh! j’en rirai quelque jour avec elle, supposé que les choses s’arrangent comme je l’espère…» Je ne sais ce qu’il entend par cet arrangement: peut-être le découvrirez-vous durant votre séjour ici?

Nous avons fait hier une partie proposée par la belle marquise. Je m’y suis préparée dès le matin. Le marquis est arrivé: «Vous allez à la campagne? – Oui, monsieur. – Peut-on savoir?… – Non. – C’est un mystère? – Oh! très mystérieux, je vous assure. – Vous êtes la maîtresse madame, et je ne vous demande plus que l’instant où je vous reverrai? – Mais vous ne me quittez pas, j’espère – Comment! – Vous êtes de ma partie.» Il est venu m’embrasser dix ou vingt fois. «Vous êtes seul dans ma confidence: nous avons lié une partie carrée, une des mes amies et moi, et je vous ai choisi pour mon chevalier. – C’est charmant! – Allez prendre un habit de, campagne et une remise.» Il est sorti avec une vivacité qui m’a plu. À son retour, nous sommes partis. J’ai nommé la porte Maillot au cocher. Le marquis était, tout en l’air: il cherchait à lire dans mes yeux; mais il n’y voyait rien. Nous sommes arrivés, et, j’ai fait arrêter. «Descendons un moment; il fait beau – je voudrais marcher un peu sous ces arbres.» je me suis appuyée sur le bras du marquis, d’un air assez tendre. Il était hors de lui-même. Ce que c’est que d’avoir un peu de rigueur!… Enfin, j’ai aperçu l’autre remise qui venait au grand trot. J’ai dirigé notre marche de ce côté: à cinquante pas environ, voyant que nous étions reconnus, j’ai fait retourner le marquis. Je causais de manière à captiver toute son attention. Cependant Edmond et la marquise étaient descendus, en donnant ordre à leur voiture d’aller joindre la nôtre. lis nous ont surpris par-derrière, en nous disant – «Ah! l’on vous y trouve!» Le marquis a tressailli. Sa femme s’est emparée de son bras, et lui a dit: «C’est moi qui fais cette partie: j’ai voulu connaître mademoiselle, et causer avec elle, tant que je voudrai; ainsi vous aurez la bonté de me la céder, et de vous amuser ensemble comme vous pourrez, M. Edmond et vous.» Et sans attendre sa réponse, elle est venue m’embrasser. Je l’avoue, sa beauté m’a éblouie; je n’ai pu cacher mon admiration; elle s’en est aperçue et m’a dit à l’oreille: «Nous éprouvons toutes deux le même sentiment. Vous êtes ce que j’ai vu de plus séduisant dans mon sexe, je ne sais quel charme accompagne vos moindres mouvements, surtout votre rire. Je n’en veux plus au marquis, ni pour ce qu’il vous a fait, ni pour sa conduite actuelle; vous êtes la seule coupable; ou plutôt, c’est Vénus elle seule qui vous a faite si belle, si jolie, si mignonne, en un mot tout ce qu’il faut être pour qu’on ne puisse vous résister.» Cinq ou six baisers ont suivi ce compliment, que j’ai rendu avec usure, mais pas si bien tourné. Nous avons voulu marcher. La marquise était en robe à l’anglaise verte, relevée de rose; j’en avais une de taffetas blanc, garnie de rose et de vert. Ces habits nous allaient comme jamais rien n’a été à jolie femme; nous étions charmantes; car non seulement nos deux hommes nous le disaient, mais tous les passants s’arrêtaient avec une sorte d’admiration. Nos voitures suivaient: elles étaient propres, mais sans armoiries, puisque c’étaient des carrosses de louage. Nous n’avions à la mienne que mon laquais, et à celle de la marquise, que le valet d’Edmond; ainsi, rien qui fît connaître les deux époux. Comme nous avancions sur la pelouse du côté de Passy , nous avons rencontré un brillant équipage, où étaient un homme décoré, un jeune homme, et deux dames. Le marquis en était connu; il s’est éclipsé adroitement, et est rentré dans une des voitures dont il a baissé les stores. Le brillant équipage s’est arrêté, pour nous considérer. On nous regardait, on regardait Edmond, que je nommais mon frère. Il donnait le bras à la marquise, et je marchais seule. Tout l’équipage s’est mis aux portières; et nous entendions derrière nous: «Voilà ce qu’il y a de plus beau. dans le monde! les connaissez-vous? – Non! – Non!» Tout le monde répondait non. Le jeune homme, qui paraissait fils de l’homme décoré, a dit: «Mais je crois avoir vu quelque part la dame en vert. – Elle est charmante! a dit une des dames: quel air noble! que de grâces! Et l’autre? a dit l’homme décoré: c’est une des grâces sans doute à sa mise! c’est une enfant; elle n’a pas quatorze ans! – Il est vrai! a répondu l’autre dame; je l’examine depuis quelques instants: je ne sais en vérité si c’est une fée, ou une mortelle. – Voilà qui est singulier!» répétaient-ils tous ensemble, «Le jeune homme est charmant! quelle taille! quel air distingué! il est trop beau. – Oui, ont dit les deux hommes, il est trop beau, surtout s’il le sait.» Nous écoutions sans souffler, quoique nous parussions causer entre nous. La marquise était comblée, et j’ai vu que mon frère ne perdait pas à ces éloges. De son côté, il s’appliquait à prendre avec la marquise l’air le plus respectueux, et avec moi, le plus tendre: de sorte qu’il a enchanté tout ce monde. (Mais nous avions entrevu un autre cavalier? ont dit les dames. – Oui, a répondu le jeune homme; il s’est retiré avant que nous descendissions, et peut-être est-ce lui qu’on attend.» D’après ce mot, nous avons marché du côté des voitures, et nous y sommes montées, la marquise dans celle de son mari, et moi avec Edmond. Nous avons ainsi échappé à la curiosité.