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Lettre 88. Le même, à Edmond.

[Le corrupteur fait servir tout le monde à ses méchantes vues.].

Même jour.

Il est certain, mon ami, par ce que j’apprends ici, que ta sœur aime Lagouache: mais il ne l’est pas moins que tu dois être inébranlable dans ton opposition. Je sais que tes parents t’ont donné plein pouvoir à ce sujet, et que loin d’envoyer leur consentement, ils ont écrit tout le contraire: j’ai fait prendre des informations auprès de ton frère aîné. Pour que la défense soit plus efficace, notifie-la un peu plus fermement qu’à l’ordinaire: on dirait, quand tu parles à Ursule, que tu es un de ses adorateurs! Si malgré tout cela, elle s’obstinait, et qu’il arrivât quelque chose de décisif, il faudrait employer le marquis pour avoir raison de ce Lagouache. Mon avis serait qu’on le tentât, Pour lui faire abandonner Ursule, et qu’elle fût témoin secret de cette lâcheté. Tu sens qu’après cela notre plan doit s’exécuter, afin d’ôter à ta sœur cette fureur du mariage, que vous avez tour à tour; à moins que ce ne fût ton avis, qu’elle se mariât au premier venu.

La belle dame vit à Au** dans une retraite absolue: elle ne voit personne, pas même son mari (dit-on). Quant à lui, je le trouve très changé. On le dit atteint d’une maladie dangereuse. J’ai vu la petite Edmée-Colette à l’insu de sa mère: c’est une charmante enfant! Si elle a le cœur fait comme tous les enfants d’amour, que de félicité elle promet à ses adorateurs futurs!… On ignore parfaitement le mystère de cette maternité, comme tu penses! c’est la fille d’une amie de Paris, qu’on nomme Mme Monded ! ne connaîtrais-tu pas cette dame-là? J’admire comment la prudente Parangon a risqué cet anagramme! Mais voilà ce qu’on gagne à bien établir sa réputation d’abord: quelque méchant que soit le monde, il ne soupçonne jamais le mal, quand notre conduite, notre caractère ou nos discours n’en ont jamais donné l’idée. C’est une petite observation que j’ai faite quelquefois à nos belles calomniées, qui vont partout étalant leurs grandes douleurs. Je demandais un jour à la jolie Vill, avant sa petite vérole: «Mais d’où vient donc cet acharnement contre vous! Car enfin, la beauté concilie les cœurs et ne les aliène pas? – Vous vous trompez, me répondit-elle; les femmes la jalousent, les hommes cherchent à l’humilier, parce qu’elle nous met trop au-dessus d’eux. J’ai même observé plus de joie sur le visage de certains hommes, lorsqu’on dénigrait devant eux une jolie femme, que sur celui des femmes elles-mêmes. – Cela est très bien vu, madame. Mais dites-moi, l’aventure avec M. D** est-elle vraie? – Non certainement! – Je le crois: mais n’avez-vous jamais été en tête à tête avec lui? – Si, plusieurs fois. – Est-il vrai qu’un jour votre mari ait écouté à la porte, et qu’il soit rentré furieux? – Oui: mais il avait tort. Un homme dit toujours des douceurs à une femme, et je ne pouvais en empêcher. – Est-il vrai qu’une autre fois, il vous pressait du genou en jouant, au point que la table fût prête à se renverser, et qu’une dame ayant levé le tapis… – Oui, mais tout cela prouve qu’il m’aime, et non que je l’écoute? – Votre main était sous la table? – Elle était sur mes genoux. – Ce n’est pas ce que dit la dame: mais qu’y faisait-elle, sur vos genoux? les deux mains ont affaire sur la table quand on joue aux cartes? Oh! vous épiloguez sur tout! – Vous voyez, madame, qu’on n’a point parlé sans en avoir sujet; le sujet est faux, je le veux; mais il a quelque apparence. Ne savez-vous pas, que Mme P****, qui est aujourd’hui déshonorée, n’en a pas fait davantage? Son mari sortait, la laissant avec M. D-Mej; il s’arrêta sur l’escalier; il entendit au bout de trois minutes tomber la mule de sa femme, sur le parquet, comme si quelqu’un avait enlevé le corps à une certaine hauteur: il rentra, et avec la modération d’un mari indigné de se voir préférer un magot, il se contenta d’empêcher la conclusion. «Remettez-vous, monsieur, dit-il au galant: et vous, madame, soyez prudente.» Il fit ensuite sortir le galant, et ne dit pas un mot de plus à son épouse. Mais une malheureuse femme de chambre était témoin de la scène; toute la ville l’a sue, et Mme P**** passe pour une (…).» Je reviens à la belle prude Mme Parangon: elle a eu la plus grande attention à ne jamais donner prise sur elle; voilà pourquoi il n’y en a aucune. Contente, lorsqu’elle a eu dans sa maison son obscur Adonis, elle se livrait à la douceur de l’aimer, sans que personne en jasât, s’en doutât: eh! qui se fût allé imaginer qu’un jeune paysan, sans usage du monde, dont le mérite, tout réel qu’il était, se cachait sous une grossière enveloppe, captivait la plus belle femme de la ville? Celle qui fuyait tous les hommages, et même tous les hommes? Une véritable passion, comme la sienne, est la sauvegarde la plus sûre de l’honneur, quand une femme a le bonheur d’avoir affaire à un jeune homme modeste… Je te sers à ton goût, en te parlant de la belle dame. Mais c’en est assez. Revenons à Ursule.

Tout ce qui se passe ne m’ôte aucune de mes idées pour l’avenir; au contraire; et s’il faut te parler vrai, je ne suis pas fâché que ta sœur use un peu son cœur c’est un état que celui de l’amour, par lequel il faut passer tôt ou tard c’est une douce erreur à vingt ans; c’est une impardonnable folie à quarante. J’ai connu de ces dragons de vertu, qui tant qu’elles ont été aimables et jeunes, rebutaient tous les adorateurs: c’est qu’elles voyaient bien qu’il leur en reviendrait deux, pour un quelles renvoyaient, et elles se réservaient tout bas la liberté de choisir: mais quarante ans sont venus avec cette coquetterie; les amants ont disparu; il n’y a plus eu de choix à faire: alors, mes folles se sont éprises d’un jouvenceau, qui brûlait d’un feu de paille, qu’elles ont payé pour les tromper, et qui les a trompées. Si donc ta sœur n’a pas encore eu la petite vérole de l’amour, qu’elle l’aie: c’est mon avis.

P.-S. – Il reste entre les mains d’Ursule un certain consentement de tes parents, dont il faut te saisir par précaution.