Livre II . LE PAPYRUS.

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Thaïs était née de parents libres et pauvres, adonnés à l’idolâtrie. Du temps qu’elle était petite, son père gouvernait, à Alexandrie, proche la porte de la Lune, un cabaret que fréquentaient les matelots. Certains souvenirs vifs et détachés lui restaient de sa première enfance. Elle revoyait son père assis à l’angle du foyer, les jambes croisées, grand, redoutable et tranquille, tel qu’un de ces vieux Pharaons que célèbrent les complaintes chantées par les aveugles dans les carrefours. Elle revoyait aussi sa maigre et triste mère, errant comme un chat affamé dans la maison, qu’elle emplissait des éclats de sa voix aigre et des lueurs de ses yeux de phosphore. On contait dans le faubourg qu’elle était magicienne et qu’elle se changeait en chouette, la nuit, pour rejoindre ses amants. On mentait. Thaïs savait bien, pour l’avoir souvent épiée, que sa mère ne se livrait point aux arts magiques, mais que, dévorée d’avarice, elle comptait toute la nuit le gain de la journée. Ce père inerte et cette mère avide la laissaient chercher sa vie comme les bêtes de la basse-cour. Aussi était-elle devenue très habile à tirer une à une les oboles de la ceinture des matelots ivres, en les amusant par des chansons naïves et par des paroles infâmes dont elle ignorait le sens. Elle passait de genoux en genoux dans la salle imprégnée de l’odeur des boissons fermentées et des outres résineuses; puis, les joues poissées de bière et piquées par les barbes rudes, elle s’échappait, serrant les oboles dans sa petite main, et courait acheter des gâteaux de miel à une vieille femme accroupie derrière ses paniers sous la porte de la Lune. C ’était tous les jours les mêmes scènes: les matelots, contant leurs périls, quand l’Euros ébranlait les algues sous-marines, puis jouant aux dés ou aux osselets, et demandant, en blasphémant les dieux, la meilleure bière de Cilicie.

Chaque nuit, l’enfant était réveillée par les rixes des buveurs. Les écailles d’huîtres, volant par-dessus les tables, fendaient les fronts, au milieu des hurlements furieux. Parfois, à la lueur des lampes fumeuses, elle voyait les couteaux briller et le sang jaillir.

Ses jeunes ans ne connaissaient la bonté humaine que par le doux Ahmès, en qui elle était humiliée. Ahmès, l’esclave de la maison, Nubien plus noir que la marmite qu’il écumait gravement, était bon comme une nuit de sommeil. Souvent, il prenait Thaïs sur ses genoux et il lui contait d’antiques récits où il y avait des souterrains pleins de trésors, construits pour des rois avares, qui mettaient à mort les maçons et les architectes. Il y avait aussi, dans ces contes, d’habiles voleurs qui épousaient des filles de rois et des courtisanes qui élevaient des pyramides. La petite Thaïs aimait Ahmès comme un père, comme une mère, comme une nourrice et comme un chien. Elle s’attachait au pagne de l’esclave et le suivait dans le cellier aux amphores et dans la basse-cour, parmi les poulets maigres et hérissés, tout en bec, en ongles et en plumes, qui voletaient mieux que des aiglons devant le couteau du cuisinier noir. Souvent, la nuit, sur la paille, au lieu de dormir, il construisait pour Thaïs des petits moulins à eau et des navires grands comme la main avec tous leurs agrès.

Accablé de mauvais traitements par ses maîtres, il avait une oreille déchirée et le corps labouré de cicatrices. Pourtant son visage gardait un air joyeux et paisible. Et personne auprès de lui ne songeait à se demander d’où il tirait la consolation de son âme et l’apaisement de son cœur. Il était aussi simple qu’un enfant.

En accomplissant sa tâche grossière, il chantait d’une voix grêle des cantiques qui faisaient passer dans l’âme de l’enfant des frissons et des rêves. Il murmurait sur un ton grave et joyeux:

–  Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu là d’où tu viens?

– J’ai vu le suaire et les linges, et les anges assis sur le tombeau.

Et j’ai vu la gloire du Ressuscité.

Elle lui demandait:

– Père, pourquoi chantes-tu les anges assis sur le tombeau?

Et il lui répondait:

– Petite lumière de mes yeux, je chante les anges, parce que Jésus Notre Seigneur est monté au ciel.

Ahmès était chrétien. Il avait reçu le baptême, et on le nommait Théodore dans les banquets des fidèles, où il se rendait secrètement pendant le temps qui lui était laissé pour son sommeil.

En ces jours-là l’Église subissait l’épreuve suprême. Par l’ordre de l’Empereur, les basiliques étaient renversées, les livres saints brûlés, les vases sacrés et les chandeliers fondus. Dépouillés de leurs honneurs, les chrétiens n’attendaient que la mort. La terreur régnait sur la communauté d’Alexandrie; les prisons regorgeaient de victimes. On contait avec effroi, parmi les fidèles, qu’en Syrie, en Arabie, en Mésopotamie, en Cappadoce, par tout l’empire, les fouets, les chevalets, les ongles de fer, la croix, les bêtes féroces déchiraient les pontifes et les vierges. Alors Antoine, déjà célèbre par ses visions et ses solitudes, chef et prophète des croyants d’Égypte, fondit comme l’aigle, du haut de son rocher sauvage, sur la ville d’Alexandrie, et, volant d’église en église, embrasa de son feu la communauté tout entière. Invisible aux païens, il était présent à la fois dans toutes les assemblées des chrétiens, soufflant à chacun l’esprit de force et de prudence dont il était animé. La persécution s’exerçait avec une particulière rigueur sur les esclaves. Plusieurs d’entre eux, saisis d’épouvante, reniaient leur foi. D’autres, en plus grand nombre, s’enfuyaient au désert, espérant y vivre, soit dans la contemplation, soit dans le brigandage. Cependant Ahmès fréquentait comme de coutume les assemblées, visitait les prisonniers, ensevelissait les martyrs et professait avec joie la religion du Christ. Témoin de ce zèle véritable, le grand Antoine, avant de retourner au désert, pressa l’esclave noir dans ses bras et lui donna le baiser de paix.

Quand Thaïs eut sept ans, Ahmès commença à lui parler de Dieu.

– Le bon Seigneur Dieu, lui dit-il, vivait dans le ciel comme un Pharaon sous les tentes de son harem et sous les arbres de ses jardins.

» Il était l’ancien des anciens et plus vieux que le monde, et n’avait qu’un fils, le prince Jésus, qu’il aimait de tout son cœur et qui passait en beauté les vierges et les anges. Et le bon Seigneur Dieu dit au prince Jésus:

» – Quitte mon harem et mon palais, et mes dattiers et mes fontaines vives. Descends sur la terre pour le bien des hommes. Là tu seras semblable à un petit enfant et tu vivras pauvre parmi les pauvres. La souffrance sera ton pain de chaque jour et tu pleureras avec tant d’abondance que tes larmes formeront des fleuves où l’esclave fatigué se baignera délicieusement. Va, mon fils!

» Le prince Jésus obéit au bon Seigneur et il vint sur la terre en un lieu nommé Bethléem de Juda. Et il se promenait dans les prés fleuris d’anémones, disant à ses compagnons:

» – Heureux ceux qui ont faim, car je les mènerai à la table de mon père! Heureux ceux qui ont soif, car ils boiront aux fontaines du ciel! Heureux ceux qui pleurent, car j’essuierai leurs yeux avec des voiles plus fins que ceux des princesses syriennes.

» C’est pourquoi les pauvres l’aimaient et croyaient en lui. Mais les riches le haïssaient, redoutant qu’il n’élevât les pauvres au-dessus d’eux. En ce temps-là Cléopâtre et César étaient puissants sur la terre. Ils haïssaient tous deux Jésus et ils ordonnèrent aux juges et aux prêtres de le faire mourir. Pour obéir à la reine Égypte, les princes de Syrie dressèrent une croix sur une haute montagne et ils firent mourir Jésus sur cette croix. Mais des femmes lavèrent le corps et l’ensevelirent, et le prince Jésus, ayant brisé le couvercle de son tombeau, remonta vers le bon Seigneur son père.

» Et depuis ce temps-là tous ceux qui meurent en lui vont au ciel.

» Le Seigneur Dieu, ouvrant les bras, leur dit:

» – Soyez les bienvenus, puisque vous aimez le prince mon fils. Prenez un bain, puis mangez.

» Ils prendront leur bain au son d’une belle musique et, tout le long de leur repas, ils verront des danses d’aimées et ils entendront des conteurs dont les récits ne finiront point. Le bon Seigneur Dieu les tiendra plus chers que la lumière de ses yeux, puisqu’ils seront ses hôtes, et ils auront dans leur partage les tapis de son caravansérail et les grenades de ses jardins.»

Ahmès parla plusieurs fois de la sorte et c’est ainsi que Thaïs connut la vérité. Elle admirait et disait:

– Je voudrais bien manger les grenades du bon Seigneur.

Ahmès lui répondait:

– Ceux-là seuls qui sont baptisés en Jésus, goûteront les fruits du ciel.

Et Thaïs demandait à être baptisée. Voyant par là qu’elle espérait en Jésus, l’esclave résolut de l’instruire plus profondément, afin qu’étant baptisée, elle entrât dans Église Et il s’attacha étroitement à elle, comme à sa fille en esprit.

L’enfant, sans cesse repoussée par ses parents injustes, n’avait point de lit sous le toit paternel. Elle couchait dans un coin de l’étable parmi les animaux domestiques. C’est là que, chaque nuit, Ahmès allait la rejoindre en secret.

Il s’approchait doucement de la natte où elle reposait, et puis s’asseyait sur ses talons, les jambes repliées, le buste droit, dans l’attitude héréditaire de toute sa race. Son corps et son visage, vêtus de noir, restaient perdus dans les ténèbres; seuls ses grands yeux blancs brillaient, et il en sortait une lueur semblable à un rayon de l’aube à travers les fentes d’une porte. Il parlait d’une voie grêle et chantante, dont le nasillement léger avait la douceur triste des musiques qu’on entend le soir dans les rues. Parfois, le souffle d’un âne et le doux meuglement d’un bœuf accompagnaient, comme un chœur d’obscurs esprits, la voix de l’esclave qui disait l’Évangile. Ses paroles coulaient paisiblement dans l’ombre qui s’imprégnait de zèle, de grâce et d’espérance; et la néophyte, la main dans la main d’Ahmès, bercée par les sons monotones et voyant de vagues images, s’endormait calme et souriante, parmi les harmonies de la nuit obscure et des saints mystères, au regard d’une étoile qui clignait entre les solives de la crèche.