Elle observait avec soin les mimes, les danseurs, les comédiens et particulièrement les femmes qui, dans les tragédies, représentaient les déesses amantes des jeunes hommes et les mortelles aimées des dieux. Ayant surpris les secrets par lesquels elles charmaient la foule, elle se dit que, plus belle, elle jouerait mieux encore. Elle alla trouver le chef des mimes et lui demanda d’être admise dans sa troupe. Grâce à sa beauté et aux leçons de la vieille Moeroé, elle fut accueillie et parut sur la scène dans le personnage de Dircé.

Elle plut médiocrement, parce qu’elle manquait d’expérience et aussi parce que les spectateurs n’étaient pas excités à l’admiration par un long bruit de louanges. Mais après quelques mois d’obscurs débuts, la puissance de sa beauté éclata sur la scène avec une telle force, que la ville entière s’en émut. Tout Antioche s’étouffait au théâtre. Les magistrats impériaux et les premiers citoyens s’y rendaient, poussés par la force de l’opinion. Les portefaix, les balayeurs et les ouvriers du port se privaient d’ail et de pain pour payer leur place. Les poètes composaient des épigrammes en son honneur. Les philosophes barbus déclamaient contre elle dans les bains et dans les gymnases; sur le passage de sa litière, les prêtres des chrétiens détournaient la tête. Le seuil de sa maison était couronné de fleurs et arrosé de sang. Elle recevait de ses amants de l’or, non plus compté, mais mesuré au médimne, et tous les trésors amassés par les vieillards économes venaient, comme des fleuves, se perdre à ses pieds. C’est pourquoi son âme était sereine. Elle se réjouissait dans un paisible orgueil de la faveur publique et de la bonté des dieux, et, tant aimée, elle s’aimait elle-même.

Après avoir joui pendant plusieurs années de l’admiration et de l’amour des Antiochiens, elle fut prise du désir de revoir Alexandrie et de montrer sa gloire à la ville dans laquelle, enfant, elle errait sous la misère et la honte, affamée et maigre comme une sauterelle au milieu d’un chemin poudreux. La ville d’or la reçut avec joie et la combla de nouvelles richesses. Quand elle parut dans les jeux, ce fut un triomphe. Il lui vint des admirateurs et des amants innombrables. Elle les accueillait indifféremment, car elle désespérait enfin de retrouver Lollius.

Elle reçut parmi tant d’autres le philosophe Nicias qui la désirait, bien qu’il fît profession de vivre sans désirs. Malgré sa richesse, il était intelligent et doux; mais il ne la charma ni par la finesse de son esprit, ni par la grâce de ses sentiments. Elle ne l’aimait pas et même elle s’irritait parfois de ses élégantes ironies. Il la blessait par son doute perpétuel. C’est qu’il ne croyait à rien et qu’elle croyait à tout. Elle croyait à la providence divine, à la toute-puissance des mauvais esprits, aux sorts, aux conjurations, à la justice éternelle. Elle croyait en Jésus-Christ et en la bonne déesse des Syriens; elle croyait encore que les chiennes aboient quand la sombre Hécate passe dans les carrefours et qu’une femme inspire l’amour en versant un philtre dans une coupe qu’enveloppe la toison sanglante d’une brebis. Elle avait soif d’inconnu; elle appelait des êtres sans nom et vivait dans une attente perpétuelle. L’avenir lui faisait peur et elle voulait le connaître. Elle s’entourait de prêtres d’Isis, de mages chaldéens, de pharmacopoles et de sorciers, qui la trompaient toujours et ne la lassaient jamais. Elle craignait la mort et la voyait partout. Quand elle cédait à la volupté, il lui semblait tout à coup qu’un doigt glacé touchait son épaule nue et, toute pâle, elle criait d’épouvante dans les bras qui la pressaient. Nicias lui disait:

– Que notre destinée soit de descendre en cheveux blancs et les joues creuses dans la nuit éternelle, ou que ce jour même, qui rit maintenant dans le vaste ciel, soit notre dernier jour, qu’importe, ô ma Thaïs! Goûtons la vie. Nous aurons beaucoup vécu si nous avons beaucoup senti. Il n’est pas d’autre intelligence que celle des sens: aimer c’est comprendre. Ce que nous ignorons n’est pas. À quoi bon nous tourmenter pour un néant?

Elle lui répondait avec colère:

– Je méprise ceux qui comme toi n’espèrent ni ne craignent rien. Je veux savoir! Je veux savoir!

Pour connaître le secret de la vie, elle se mit à lire les livres des philosophes, mais elle ne les comprit pas. À mesure que les années de son enfance s’éloignaient d’elle, elle les rappelait dans son esprit plus volontiers. Elle aimait à parcourir, le soir, sous un déguisement, les ruelles, les chemins de ronde, les places publiques où elle avait misérablement grandi. Elle regrettait d’avoir perdu ses parents et surtout de n’avoir pu les aimer. Quand elle rencontrait des prêtres chrétiens, elle songeait à son baptême et se sentait troublée. Une nuit, qu’enveloppée d’un long manteau et ses blonds cheveux cachés sous un capuchon sombre, elle errait dans les faubourgs de la ville, elle se trouva, sans savoir comment elle y était venue, devant la pauvre église de Saint-Jean-le-Baptiste. Elle entendit qu’on chantait dans l’intérieur et vit une lumière éclatante qui glissait par les fentes de la porte. Il n’y avait là rien d’étrange, puisque depuis vingt ans les chrétiens, protégés par le vainqueur de Maxence, solennisaient publiquement leurs fêtes. Mais ces chants signifiaient un ardent appel aux âmes. Comme conviée aux mystères, la comédienne, poussant du bras la porte, entra dans la maison. Elle trouva là une nombreuse assemblée, des femmes, des enfants, des vieillards à genoux devant un tombeau adossé à la muraille. Ce tombeau n’était qu’une cuve de pierre grossièrement sculptée de pampres et de grappes de raisins; pourtant il avait reçu de grands honneurs: il était couvert de palmes vertes et de couronnes de roses rouges. Tout autour, d’innombrables lumières étoilaient l’ombre dans laquelle la fumée des gommes d’Arabie semblait les plis des voiles des anges. Et l’on devinait sur les murs des figures pareilles à des visions du ciel. Des prêtres vêtus de blanc se tenaient prosternés au pied du sarcophage. Les hymnes qu’ils chantaient avec le peuple exprimaient les délices de la souffrance et mêlaient, dans un deuil triomphal, tant d’allégresse à tant de douleur que Thaïs, en les écoutant, sentait les voluptés de la vie et les affres de la mort couler à la fois dans ses sens renouvelés.

Quand ils eurent fini de chanter, les fidèles se levèrent pour aller baiser à la file la paroi du tombeau. C’était des hommes simples, accoutumés à travailler de leurs mains. Ils s’avançaient d’un pas lourd, l’œil fixe, la bouche pendante, avec un air de candeur. Ils s’agenouillaient, chacun à son tour, devant le sarcophage et y appuyaient leurs lèvres. Les femmes élevaient dans leurs bras les petits enfants et leur posaient doucement la joue contre la pierre.

Thaïs, surprise et troublée, demanda à un diacre pourquoi ils faisaient ainsi.

– Ne sais-tu pas, femme, lui répondit le diacre, que nous célébrons aujourd’hui la mémoire bienheureuse de saint Théodore le Nubien, qui souffrit pour la foi au temps de Dioclétien empereur? Il vécut chaste et mourut martyr, c’est pourquoi, vêtus de blanc, nous portons des roses rouges à son tombeau glorieux.

En entendant ces paroles, Thaïs tomba à genoux et fondit en larmes. Le souvenir à demi éteint d’Ahmès se ranimait dans son âme. Sur cette mémoire obscure, douce et douloureuse, l’éclat des cierges, le parfum des roses, les nuées de l’encens, l’harmonie des cantiques, la piété des âmes jetaient les charmes de la gloire. Thaïs songeait dans l’éblouissement:

Il était humble et voici qu’il est grand et qu’il est beau! Comment s’est-il élevé au-dessus des hommes? Quelle est donc cette chose inconnue qui vaut mieux que la richesse et que la volupté?

Elle se leva lentement, tourna vers la tombe du saint qui l’avait aimée ses yeux de violette où brillaient des larmes à la clarté des cierges; puis, la tête baissée, humble, lente, la dernière, de ses lèvres où tant de désirs s’étaient suspendus, elle baisa la pierre de l’esclave.

Rentrée dans sa maison, elle y trouva Nicias qui, la chevelure parfumée et la tunique déliée, l’attendait en lisant un traité de morale. Il s’avança vers elle les bras ouverts.

– Méchante Thaïs, lui dit-il d’une voix riante, tandis que tu tardais à venir, sais-tu ce que je voyais dans ce manuscrit dicté par le plus grave des stoïciens? Des préceptes vertueux et de fières maximes? Non! Sur l’austère papyrus, je voyais danser mille et mille petites Thaïs. Elles avaient chacune la hauteur d’un doigt, et pourtant leur grâce était infinie et toutes étaient l’unique Thaïs. Il y en avait qui traînaient des manteaux de pourpre et d’or; d’autres, semblables à une nuée blanche, flottaient dans l’air sous des voiles diaphanes.

D’autres encore, immobiles et divinement nues, pour mieux inspirer la volupté, n’exprimaient aucune pensée. Enfin, il y en avait deux qui se tenaient par la main, deux si pareilles, qu’il était impossible de les distinguer l’une de l’autre. Elles souriaient toutes deux. La première disait: «Je suis l’amour.» L’autre: «Je suis la mort.»

En parlant ainsi, il pressait Thaïs dans ses bras, et, ne voyant pas le regard farouche qu’elle fixait à terre, il ajoutait les pensées aux pensées, sans souci qu’elles fussent perdues:

– Oui, quand j’avais sous les yeux la ligne où il est écrit: «Rien ne doit te détourner de cultiver ton âme», je lisais: «Les baisers de Thaïs sont plus ardents que la flamme et plus doux que le miel.» Voilà comment, par ta faute, méchante enfant, un philosophe comprend aujourd’hui les livres des philosophes. Il est vrai que, tous tant que nous sommes, nous ne découvrons que notre propre pensée dans la pensée d’autrui, et que tous nous lisons un peu les livres comme je viens de lire celui-ci…