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XIX LIBRE

Au bout de quelques mètres, le véhicule s’arrêta.

– Ruelle du Coq, bourgeois?

– Oui, oui, mais faites vite.

De nouveau le fiacre avança de quelques mètres et de nouveau il s’arrêta.

– Au nom du ciel, qu’est-ce qu’il y a encore?

– Ruelle du Coq, bourgeois?

– Mais oui, mais oui.

– Je peux pas y aller.

– Et pourquoi donc?

– Y z’ont mis partout les pavés en l’air. Soi-disant qu’y z’assainissent la ville juive.

– Eh bien allez jusqu’où vous pouvez aller, mais vite, je vous en prie.

Le canasson fit un petit temps de galop, puis poursuivit sa route à une allure plus mesurée. Je baissai la glace de la portière et avalai goulûment de grosses gorgées d’air nocturne.

Tout était devenu étranger pour moi, incroyablement nouveau les maisons, les rues, les magasins, fermés.

Un chien blanc solitaire et morose passa en trottant sur le trottoir mouillé. Je le suivis des yeux. Extraordinaire!! Un chien! J’avais complètement oublié qu’il existât de pareils animaux. Emporté par ma joie, je lui criai comme un enfant:

– Voyons, voyons! Comment peut-on être d’aussi mauvaise humeur?

Qu’allait dire Hillel? Et Mirjam?

Encore quelques minutes et je serai auprès d’eux. Je ne cesserai de tambouriner à leur porte jusqu’à ce que je les aie tirés du lit.

Désormais tout était bien, toutes les souffrances de ces dernières années étaient passées. Quel Noël ce serait!

Cette fois, pas le droit d’oublier de m’éveiller, comme l’année passée!

L’espace d’un instant, la vieille terreur me paralysa de nouveau: les mots du condamné au mufle de fauve me revinrent à l’esprit. Le visage brûlé, le viol, mais non, non! Je chassai violemment les images: non, non, c’était impossible, impossible. Mirjam vivait! J’avais entendu sa voix par la bouche de Laponder.

Encore une minute… une demi-minute… et puis…

Le fiacre s’arrêta devant un monceau de débris.

Partout des barricades de pavés.

Des lanternes rouges brûlaient sur leur sommet.

À la lueur des torches, une armée d’ouvriers creusait et pelletait. Des montagnes de gravats et de moellons barraient le chemin. J’escaladai, glissai, enfonçai jusqu’au genou.

Là, ce devait bien être la ruelle du Coq tout de même?! Je m’orientai péniblement. Rien que des ruines autour de moi. La maison où j’avais habité ne se trouvait-elle pas là? Toute la façade avait été arrachée.

Je grimpai sur une colline de terre; loin en bas, une chaussée noire, pavée, suivait le tracé de l’ancienne ruelle. Je levai les yeux: telles de gigantesques cellules dans une ruche, les pièces vidées restaient suspendues en l’air, les unes contre les autres, éclairées moitié par les lueurs des torches et moitié par la lumière morne de la lune.

Là-bas, en haut, ce devait être ma chambre, je la reconnaissais à la tapisserie des murs. Il n’en restait plus qu’un lambeau encore attaché.

Et tout à côté l’atelier, l’atelier de Savioli. Je me sentis soudain le cœur vide. Comme c’était étrange!

L’atelier! Angélina! Tout cela était désormais loin, immensément loin derrière moi!

Je me retournai: de la maison que Wassertrum avait habitée, il ne restait pas pierre sur pierre. Tout avait été rasé: la boutique du brocanteur, le sous-sol de Charousek, tout, tout.

«L’homme passe comme une ombre.» Cette phrase rencontrée autrefois me revint à l’esprit.

Je demandai à l’un des ouvriers s’il savait où habitaient les gens expulsés de cette maison et s’il connaissait l’archiviste Schemajah Hillel.

– Pas allemand, fut la réponse.

Je lui donnai un gulden, après quoi il comprit aussitôt ce que je lui demandai, mais ne put me donner le moindre renseignement.

Non plus qu’aucun de ses camarades.

Peut-être pourrais-je apprendre quelque chose chez Loisitchek?

L’établissement était fermé, me dit-on, pour rénovation.

Bon alors, réveiller quelqu’un dans le voisinage, cela pouvait se faire?

– Y a pas un chat aux alentours, me dit l’ouvrier. C’est défendu. À cause du typhus.

– L’alten Ungelt? Celui-là sera bien ouvert?

– Fermé.

– Sûr?

– Sûr.

J’énumérai à tout hasard les noms de quelques receleurs et trafiquants de tabac qui avaient habité dans le quartier, puis ceux de Zwakh, Vrieslander, Prokop…

À chacun, l’homme secouait la tête.

– Vous connaissez peut-être Jaromir Kwássnitschka?

Il dressa l’oreille.

– Jaromir? Il est pas sourd-muet?

J’exultai. Dieu soit loué. Au moins quelqu’un de connu.

– Oui, il est sourd-muet. Où habite-t-il?

– Y découpe des petites images? Dans du papier noir?

– Oui, c’est cela, c’est lui. Où est-ce que je pourrai le rencontrer?

L’homme me décrivit avec autant de détails que possible un café de la ville intérieure qui restait ouvert toute la nuit et se remit aussitôt à pelleter.

Durant plus d’une heure je pataugeai dans des océans de gravats, me balançai sur des planches vacillantes et rampai sous des poutres qui barraient les rues. Tout le quartier juif n’était qu’un désert de pierre, comme si un séisme avait détruit la ville.

Haletant de surexcitation, couvert de poussière, les souliers déchirés, je sortis enfin du labyrinthe. Quelques rangées de maisons et je me trouvais devant le tripot tant cherché.

Sur la devanture, l’inscription «café Chaos».

Une salle vide, microscopique, contenant avec peine quelques tables collées contre les murs.

Au milieu, un serveur ronflait, couché sur un billard à trois pattes.

Une femme de la halle était assise dans un coin, une corbeille de légumes devant elle et dodelinait sur un verre de rhum.

Le serveur daigna enfin se lever et me demander ce que je voulais. C’est seulement en voyant le regard insolent avec lequel il me toisa que je pris conscience de l’aspect loqueteux que je devais avoir.

Je jetai un coup d’œil à la glace et ce que j’aperçus me fit peur: un visage étranger, exsangue, ridé, gris comme de la cendre, avec une barbe hérissée et de longs cheveux en désordre me fixait d’un regard vide.

Je demandai si un certain Jaromir qui découpait des silhouettes n’était pas là et commandai un café noir.

– Je sais pas où y traîne si longtemps, me fut-il répondu dans un bâillement.

Puis le serveur se recoucha sur le billard et reprit son somme.

Je décrochai le Prager Tagblatt pendu au mur et attendis.

Les lettres trottaient comme des fourmis sur les pages et je ne comprenais pas un traître mot à ce que je lisais.

Les heures passaient et l’on voyait déjà apparaître derrière les vitres le bleu profond et louche qui annonce l’arrivée de l’aurore pour un café éclairé au gaz.

Ici et là quelques sergents de ville au plumet luisant de reflets verdâtres jetaient un coup d’œil à l’intérieur, puis repartaient d’un pas lent et sourd.

Trois soldats qui semblaient ne pas s’être couchés entrèrent.

Un boulanger prit un schnaps.

Enfin, enfin: Jaromir.

Il avait tant changé que je commençai par ne pas le reconnaître: yeux éteints, dents du devant cassées, cheveux clairsemés, creux profonds derrière les oreilles.

J’étais si heureux de revoir enfin un visage de connaissance que je me précipitai à sa rencontre, la main tendue.

Il avait l’air extraordinairement apeuré et ne cessait de regarder dans la direction de la porte. J’essayai par tous les gestes possibles de lui faire comprendre que je me réjouissais de le rencontrer mais il ne paraissait pas me croire.

Quelles que fussent les questions que je lui posai, je me heurtais toujours au même mouvement impuissant de la main, qui signifiait, chez lui, l’incompréhension.

Comment me rendre intelligible? Ah! une idée!

Je me fis donner un crayon et dessinai l’un après l’autre les visages de Zwakh, Vrieslander et Prokop.

– Quoi? Ils ont tous quitté Prague?