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Dans les jours qui suivirent son départ, j’avais entendu, montant dans la cour des exécutions, des coups de marteau et des grincements de scie qui duraient parfois jusqu’à l’aube.

Devinant ce qu’ils annonçaient, je restais des heures à me boucher les oreilles, au fond du désespoir.

Les mois succédèrent aux mois. Je vis que l’été touchait à sa fin quand le misérable feuillage de la cour tomba malade; les murs exhalaient une odeur de champignon.

Lorsque pendant la ronde mon regard tombait sur l’arbre mourant, le médaillon de la Sainte Vierge dans son écorce, je faisais involontairement la comparaison avec le visage de Laponder qui s’était si profondément gravé en moi. Je le portais partout et toujours avec moi, ce masque de Bouddha à la peau lisse, à l’étrange sourire tourné vers l’intérieur.

Une seule fois, en septembre, le juge d’instruction me fit appeler et me demanda d’un air méfiant comme je pouvais expliquer ma déclaration à la banque au sujet d’un voyage urgent, mon agitation pendant les heures précédant mon arrestation et le paquet contenant toutes mes pierres précieuses que je portais sur moi.

Lorsque j’avais répondu que je prenais mes dispositions pour me suicider, le ricanement de chèvre haineux avait de nouveau grelotté derrière le bureau.

Jusqu’alors, j’étais resté seul dans ma cellule, ce qui me permettait de suivre mes pensées sans distraction, mon chagrin pour Charousek que je supposais mort depuis longtemps et Laponder et ma tendre nostalgie de Mirjam.

Puis vinrent de nouveau d’autres prisonniers: commis voleurs au visage usé par la débauche, caissiers ventrus, «enfants perdus» comme aurait dit Vôssatka le noir, qui gâtaient mon air et mon humeur.

Un jour, l’un deux raconta, plein d’une noble indignation, qu’un assassinat avec viol avait eu lieu quelque temps auparavant dans la ville, ajoutant que par bonheur le coupable avait été aussitôt arrêté et promptement châtié.

– Il s’appelait Laponder, le coquin, le misérable! hurlait l’individu au mufle de bête féroce, condamné à quinze ans de prison pour mauvais traitements à enfant.

«Ils l’ont pris sur le fait. La lampe est tombée pendant le bigornage et la crèche a brûlé. Le corps de la petite était tellement carbonisé que personne jusqu’au jour d’aujourd’hui a pu savoir au juste qui c’était. Les cheveux noirs et une petite figure qu’elle avait, c’est tout ce qu’on a trouvé. Et le Laponder a jamais voulu lâcher son nom. Moi je lui aurais arraché la peau et j’aurais mis du poivre dessus. C’est ça les beaux Messieurs! Tous des tueurs! Comme si y avait pas d’autres moyens quand on veut se taper une fille, ajouta-t-il avec un sourire cynique.

Je bouillais de colère et j’aurais volontiers jeté le gredin par terre. Nuit après nuit, il ronflait sur le grabat qui avait été celui de Laponder. Je respirai quand il fut enfin relâché.

Mais même alors, je ne pus me débarrasser tout à fait de lui: ses propos s’étaient enfoncés en moi comme une flèche barbelée.

Presque continuellement, dans l’obscurité surtout, la crainte me rongeait que Mirjam ait pu être la victime de Laponder.

Plus je luttais contre ce soupçon, plus je m’empêtrais dans ses rets et il finit par devenir une obsession.

Parfois, surtout quand la lune brillait clair au travers du grillage, il s’atténuait: je pouvais alors faire revivre les heures passées avec Laponder et le sentiment profond que j’éprouvais pour lui chassait mon tourment. Mais trop souvent les minutes affreuses revenaient où je voyais Mirjam assassinée, carbonisée et pensais en perdre la raison.

En de tels moments les faibles indices dont je disposais pour étayer mon soupçon se renforçaient et s’organisaient en une structure sans faille: un tableau plein de détails indescriptiblement horrifiants.

Au début de novembre, vers dix heures du soir – il faisait déjà nuit noire – mon désespoir avait atteint un point tel que je mordais ma paillasse comme une bête assoiffée pour ne pas hurler lorsque soudain la porte s’ouvrit, le gardien entra et m’ordonna de le suivre chez le juge d’instruction. Je me sentais si faible que je chancelais plutôt que je ne marchais.

L’espoir de quitter un jour cette affreuse prison était mort depuis longtemps en moi.

Je m’apprêtais à essuyer une froide question, à entendre le bêlement stéréotypé derrière le bureau et à retourner dans les ténèbres.

Monsieur le baron Katimini venait de s’en aller chez lui et seul un vieux gratte-papier bossu, aux doigts en pattes d’araignée se trouvait dans la pièce.

Muet et passif, j’attendis ce qui allait m’arriver.

Je remarquai bien que le gardien était entré à ma suite et clignotait des yeux avec bienveillance dans ma direction, mais j’étais trop abattu pour deviner le sens de la mimique.

– L’enquête a établi, commença le gratte-papier, qui ricana, monta sur un escabeau et fouilla longuement à la recherche de dossiers sur un rayonnage, avant de poursuivre.

«… a établi que l’individu en question, Karl Zottmann, à l’occasion d’une rencontre secrète avant sa mort avec l’ancienne prostituée Rosina Metzeles, alors connue sous le sobriquet de Rosina la Rouge puis ultérieurement rachetée par un découpeur de silhouettes sourd-muet présentement sous la surveillance de la police, dénommé Jaromir Kwássnitschka, au débit de vin Kautsky et qui vit depuis quelques mois en concubinage flagrant conjointement avec Son Excellence le comte Ferri Athenstadt en qualité de maîtresse, a été par l’action d’une main artificieuse enfermé dans une cave souterraine abandonnée de la maison, circonscriptionis 21 873 sous le III romain, ruelle du Coq, numéro d’ordre 7, verrouillé dans icelle et soi-même en personne abandonné à la mort par la faim ou le froid… le sus-dit Zottmann donc .

Expliqua le gratte-papier avec un coup d’œil par-dessus ses lunettes tout en feuilletant son dossier.

«L’enquête a établi en outre et de surcroît que selon toutes les apparences, une fois, une fois le décès survenu, les biens et effets appartenant au sus-dit Zottmann et parmi lesquels une montre en or à double boîtier ci-annexée sous le fascicule P (romain) section «Bäh» – le gratte-papier leva la montre en l’air au bout de sa chaîne – ont été dérobés. Les déclarations faites sous la foi du serment par le découpeur de silhouettes Jaromir Kwássnitschka, fils orphelin du cuiseur de pains azymes de même nom, décédé il y a dix-sept ans, aux termes desquelles il aurait trouvé la montre dans le lit de son frère Loisa devenu entre-temps fugitif, et l’aurait remise contre réception de valeur argent au revendeur d’antiquités et autres Aaron Wassertrum, propriétaire immobilier entre-temps décédé, n’ont pu être prises en considération, vu leur manque de vraisemblance.

«L’enquête a en outre établi qu’au moment de sa découverte le cadavre du supposé Karl Zottmann portait sur lui, dans la poche de son pantalon, un carnet où il avait consigné, quelques jours avant survenue du décès, des indications susceptibles d’éclairer les faits et de faciliter l’arrestation du coupable par les autorités royales et impériales.

«En conséquence l’attention d’une haute autorité royale et impériale a été attirée sur le sieur Loisa Kwássnitschka devenu hautement suspect à la suite des notes testamentaires du dit Zottmann et il a été ordonné de mettre un terme à la détention aux fins d’enquête d’Athanasius Pernath, tailleur de pierres précieuses, sans antécédents judiciaires à ce jour et de cesser toute action contre lui. Prague, juillet, signé Dr Baron Katimini.

Le sol se déroba sous mes pieds et je perdis un instant connaissance.

Quand je revins à moi, j’étais assis sur une chaise et le gardien me tapotait amicalement l’épaule.

Le gratte-papier qui n’avait pas bougé, prisa, se moucha et me dit:

– La lecture de la décision n’a pu intervenir qu’aujourd’hui, parce que votre nom commence par un «P» et tout naturellement il faut attendre presque la fin de l’alphabet.

Puis il se remit à ânonner:

«Il sera de surcroît porté à la connaissance du sieur Athanasius Pernath, tailleur de pierres précieuses, que conformément aux dispositions testamentaires de l’étudiant en médecine Innocent Charousek, décédé au mois de mai, un tiers des biens et possessions du sus-dit lui est échu en héritage, en foi de quoi devra le sieur Athanasius Pernath signer le procès-verbal ci-annexé.

En prononçant ces derniers mots, le gratte-papier avait trempé la plume dans l’encrier et commencé à gribouiller.

J’attendais, par habitude, son ricanement de chèvre, mais il ne ricana pas.

– Innocent Charousek, murmurai-je, l’esprit absent. Le gardien se pencha vers moi et me chuchota à l’oreille:

– Pas longtemps avant sa mort, il est venu me trouver, monsieur le Dr Charousek, et il a demandé de vos nouvelles. Il avait dit de vous dire bien, bien des choses. Comme de juste, j’ai pas pu faire la commission à ce moment-là. C’est formellement interdit. Il a fini bien tristement, M. le Dr Charousek. Il s’est tué. On l’a trouvé mort sur la tombe d’Aaron Wassertrum, couché à plat ventre. Il avait creusé deux trous profonds dans la terre, il s’était ouvert les veines du poignet et puis après, il avait mis les bras dans les trous. Il a perdu tout son sang comme ça. Il avait dû devenir fou, monsieur le Dr Char…