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XVIII LUNE

– Vous avez déjà été interrogé? lui demandai-je au bout d’un moment.

– Je viens précisément de chez le juge d’instruction. J’espère bien ne pas vous incommoder longtemps, répondit-il aimablement.

«Pauvre diable! pensai-je. Il ne se doute pas de ce qui l’attend.»

Je voulus le préparer tout doucement.

– On s’habitue peu à peu à l’immobilité quand les premiers jours sont passés; ce sont les plus difficiles.

Il prit un air obligeant.

Pause.

– Votre interrogatoire a duré longtemps, monsieur Laponder?

Il sourit distraitement.

– Non. On m’a seulement demandé si je reconnaissais les faits et j’ai signé un procès-verbal.

– Vous avez signé que vous reconnaissiez les faits?

L’exclamation m’avait échappé.

– Absolument.

Il disait cela comme la chose du monde la plus naturelle.

Je me rassurai à l’idée que s’il se montrait aussi calme ce ne pouvait être bien grave. Probablement une provocation en duel, ou quelque chose de ce genre.

– Malheureusement, moi je suis ici depuis si longtemps que cela me paraît toute une vie.

Je soupirai involontairement et il fit aussitôt mine de prendre part à mes ennuis.

«Je souhaite que vous n’ayez pas à subir cela, monsieur Laponder. D’après ce que je comprends, vous serez bientôt libre.

– Cela dépend de ce que l’on entend par là, répondit-il sereinement, mais comme si les mots avaient un sens caché.

– Vous ne croyez pas? demandai-je en souriant. Il secoua la tête.

«Que dois-je comprendre? Qu’avez-vous fait de si terrible? Excusez-moi, monsieur Laponder, si je vous le demande ce n’est pas de la curiosité de ma part, mais seulement de la sympathie.

Il hésita un instant, puis me dit sans sourciller:

– Viol et assassinat.

J’eus l’impression de recevoir un coup de bâton sur la tête.

L’horreur et l’effroi me serraient la gorge. Je ne pus articuler un son.

Il parut le remarquer et regarda discrètement d’un autre côté, mais sans que le moindre jeu de physionomie vînt modifier son sourire machinal, ni révéler que mon brusque changement d’attitude l’avait blessé.

Nous restâmes là, sans échanger un mot, les yeux fixés dans le vide.

Lorsque je m’allongeai à la tombée de la nuit, il m’imita aussitôt, se déshabilla, accrocha avec soin ses vêtements au clou planté dans le mur, se coucha et à en juger d’après sa respiration calme et profonde, s’endormit immédiatement.

Durant toute la nuit je ne pus trouver le repos.

Le voisinage d’un pareil monstre, l’obligation de respirer le même air que lui éveillaient en moi une répulsion si vive que toutes les autres impressions de la journée, la lettre de Charousek et les nouvelles qu’elle m’apprenait, se trouvaient rejetées bien loin à l’arrière-plan.

Je m’étais installé de manière à garder toujours le meurtrier sous les yeux, car je n’aurais pu supporter de le savoir derrière moi.

La cellule était faiblement éclairée par le reflet terne de la lune et je voyais que Laponder gisait sans un mouvement, presque raidi.

Ses traits avaient pris un aspect cadavérique, encore accentué par la bouche à demi ouverte.

Pendant des heures, il ne changea pas une seule fois de position.

Bien après minuit seulement, alors qu’un mince rayon de lune tombait sur son visage, une légère agitation le saisit et il remua les lèvres, sans un son, comme quelqu’un qui parle dans son sommeil. On eût dit que c’étaient toujours les mêmes mots, peut-être une phrase de deux syllabes, quelque chose comme:

– Laisse-moi. Laisse-moi. Laisse-moi.

Les quelques jours suivants s’écoulèrent sans que je fisse mine de lui prêter la moindre attention et de son côté il ne rompit pas une seule fois le silence.

Son attitude demeurait immuablement aimable et obligeante; chaque fois que je voulais faire les cent pas, il tournait aussitôt son regard vers moi et s’il était assis sur son grabat, rentrait les pieds pour ne pas me gêner.

Je commençais à me reprocher ma dureté, mais avec la meilleure volonté du monde je ne pouvais vaincre le dégoût qu’il m’inspirait.

J’avais beau espérer pouvoir m’habituer à sa proximité, je n’y parvenais pas. Même la nuit, elle me tenait éveillé. Je dormais à peine un quart d’heure.

Soir après soir la même scène se répétait: il attendait respectueusement que je me fusse allongé, ôtait ensuite ses vêtements qu’il remettait dans les plis avec un soin maniaque, les accrochait, et ainsi de suite, ainsi de suite.

Une nuit, il pouvait être deux heures environ, je me trouvais une fois encore sur le rayonnage, ivre de sommeil, à regarder la lune pleine dont les rayons glissaient, telle une huile brillante, sur le cadran cuivré de l’horloge, en pensant à Mirjam avec une profonde tristesse.

C’est alors que j’entendis soudain sa voix derrière moi.

Aussitôt éveillé clair – plus que clair – je me retournai et écoutai.

Quelques secondes passèrent.

Je croyais déjà m’être trompé lorsqu’elle recommença. Je ne pouvais comprendre exactement les mots, mais ils sonnaient comme:

– Demande-moi. Demande-moi.

C’était certainement la voix de Mirjam.

Vacillant de surexcitation, je descendis aussi doucement que je pus et m’approchai du lit de Laponder.

La lumière tombait en plein sur son visage et je distinguai nettement qu’il avait les paupières ouvertes, mais seul le blanc de l’œil était visible.

Je vis à la rigidité des muscles de ses joues qu’il était profondément endormi.

Seules les lèvres remuaient, comme elles l’avaient déjà fait auparavant.

Et peu à peu je compris les mots qui se glissaient entre ses dents.

– Demande-moi. Demande-moi.

La voix ressemblait à s’y méprendre à celle de Mirjam. Je m’exclamai involontairement:

– Mirjam? Mirjam?

Mais baissai aussitôt le ton pour ne pas réveiller le dormeur.

J’attendis que le visage eût repris sa fixité, puis répétai très doucement:

– Mirjam? Mirjam?

Sa bouche forma un «Oui» à peine perceptible et pourtant très net.

Je mis l’oreille contre ses lèvres. Au bout d’un moment, j’entendis chuchoter la voix de Mirjam, si reconnaissable que des frissons glacés me coururent sur la peau.

Je buvais si avidement les paroles que j’en saisissais tout juste le sens. Elle parlait d’amour pour moi, du bonheur indicible que nous avions enfin trouvé, nous ne nous séparerions plus jamais, à la hâte, sans la moindre pause, comme quelqu’un qui craint d’être interrompu et veut profiter de chaque seconde.

Puis la voix hésita et s’éteignit complètement.

– Mirjam? demandai-je tremblant d’angoisse, le souffle coupé. Mirjam, es-tu morte?

Pendant longtemps pas de réponse.

Puis presque incompréhensible:

– Non. Je vis. Je dors.

Rien de plus.

Bouleversé, secoué de tremblements, je dus m’appuyer au rebord du grabat pour ne pas tomber la tête en avant sur Laponder.

L’illusion avait été si forte que pendant un moment je crus voir Mirjam allongée sous mes yeux et dus rassembler toutes mes forces pour ne pas poser un baiser sur les lèvres du meurtrier.

Soudain, je l’entendis hurler:

– Hénoch! Hénoch!

Puis toujours plus clairement, plus articulé:

– Hénoch! Hénoch!

Je reconnus aussitôt Hillel.

– C’est toi, Hillel?

Pas de réponse.

Je me rappelai alors avoir lu que pour faire parler un dormeur, il ne faut pas lui poser les questions à l’oreille, mais vers le plexus nerveux au creux de l’estomac. Je le fis.

– Hillel?

– Oui, je t’entends.

– Est-ce que Mirjam est en bonne santé? Tu sais tout?

– Oui. Je sais tout. Depuis longtemps. Ne te tourmente pas, Hénoch et n’aie pas peur!

– Pourras-tu me pardonner, Hillel?