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Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matin promenait ainsi des clientes, tombait de lassitude; mais elle restait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendre ces dames aux étoffes d'ameublement, où une cretonne ravissante avait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce fut une table à ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mains tremblaient, elle suppliait en riant Mme Desforges de l'empêcher de dépenser davantage, lorsque la rencontre de Mme Guibal lui apporta une excuse. C'était au rayon des tapis, celle-ci venait enfin de monter rendre tout un achat de portières d'Orient, fait par elle depuis cinq jours; et elle causait, debout devant le vendeur, un grand gaillard, dont les bras de lutteur remuaient, du matin au soir, des charges à tuer un bœuf. Naturellement, il était consterné par ce «rendu», qui lui enlevait son tant pour cent. Aussi tâchait-il d'embarrasser la cliente, flairant quelque aventure louche, sans doute un bal donné avec les portières, prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d'éviter une location chez un tapissier; il savait que cela se faisait parfois, dans la bourgeoisie économe. Madame devait avoir une raison pour les rendre; si c'étaient les dessins ou les couleurs qui n'allaient pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait un assortiment très complet. À toutes ces insinuations, Mme Guibal répondait tranquillement, de son air assuré de femme reine, que les portières ne lui plaisaient plus, sans daigner ajouter une explication. Elle refusa d'en voir d'autres, et il dut s'incliner, car les vendeurs avaient ordre de reprendre les marchandises, même s'ils s'apercevaient qu'on s'en fût servi.

Comme les trois dames s'éloignaient ensemble, et que Mme Marty revenait avec remords sur la table à ouvrage dont elle n'avait aucun besoin, Mme Guibal lui dit de sa voix tranquille:

– Eh bien! vous la rendrez… Vous avez vu? ce n'est pas plus difficile que ça… Laissez-la toujours porter chez vous. On la met dans son salon, on la regarde; puis, quand elle vous ennuie, on la rend.

– C'est une idée! cria Mme Marty. Si mon mari se fâche trop fort, je leur rends tout.

Et ce fut pour elle l'excuse suprême, elle ne compta plus, elle acheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car elle n'était pas des femmes qui rendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait remettre à des vendeuses le foulard acheté par Mme Desforges, celle-ci parut se raviser et déclara que, décidément, elle prendrait un des manteaux de voyage, le gris clair; et Denise dut attendre complaisamment, pour la ramener aux confections. La jeune fille sentait bien la volonté de la traiter en servante, dans ces caprices de cliente impérieuse; seulement, elle s'était juré de rester à son devoir, elle gardait son attitude calme, malgré les bonds de son cœur et les révoltes de sa fierté. Mme Desforges n'acheta rien aux robes et costumes.

– Oh! maman, disait Valentine, ce petit costume-là, s'il est à ma taille!

Tout bas, Mme Guibal expliquait à Mme Marty sa tactique. Quand une robe lui plaisait dans un magasin, elle se la faisait envoyer, en prenait le patron, puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costume pour sa fille, en murmurant:

– Bonne idée! Vous êtes pratique, vous, chère madame.

On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse, au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poids devenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient de casser; et il était convenu que tous les achats seraient centralisés à une caisse, pour être descendus ensuite au service du départ.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n'y avait plus qu'elles sur les marches des escaliers et le long des galeries. Des rencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi que, près du salon de lecture, elles retrouvèrent Mme Bourdelais et ses trois enfants. Les petits étaient chargés de paquets: Madeleine avait sous le bras une robe pour elle, Edmond portait une collection de petits souliers, tandis que le plus jeune, Lucien, était coiffé d'un képi neuf.

– Toi aussi! dit en riant Mme Desforges à son amie de pension.

– Ne m'en parle pas! s'écria Mme Bourdelais. Je suis furieuse… Ils vous prennent par ces petits êtres maintenant! Tu sais si je fais des folies pour moi! Mais comment veux-tu résister à des bébés qui ont envie de tout? J'étais venue les promener, et voilà que je dévalise les magasins!

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de Vallagnosc et de M. de Boves, l'écoutait d'un air souriant. Elle l'aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fond d'irritation réelle, de ces pièges tendus à la tendresse des mères; l'idée qu'elle venait de céder aux fièvres de la réclame, la soulevait; et lui, toujours souriant, s'inclinait, jouissait de ce triomphe. M. de Boves avait manœuvré de façon à se rapprocher de Mme Guibal, qu'il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de perdre Vallagnosc; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de rejoindre le comte. Denise, de nouveau, s'était arrêtée, pour attendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même affectait de ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avec son flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu'il la complimentait et qu'il faisait quelques pas près d'elle, en maître de maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment le convaincre de sa trahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec Mme Guibal, arrivaient au rayon des dentelles. C'était, près des confections, un salon luxueux, garni de casiers, dont les tiroirs de chêne sculpté se rabattaient. Autour des colonnes, recouvertes de velours rouge, montaient des spirales de dentelle blanche; et, d'un bout à l'autre de la pièce, filaient des vols de guipure; tandis que sur les comptoirs, il y avait des éboulements de grandes cartes, toutes pelotonnées de valenciennes, de malines, de points à l'aiguille. Au fond, deux dames étaient assises devant un transparent de soie mauve, sur lequel Deloche jetait des pointes de chantilly; et elles regardaient sans se décider, silencieuses.

– Tiens! dit Vallagnosc très surpris, vous disiez Mme de Boves souffrante… Mais la voilà debout, là-bas, avec Mlle Blanche.

Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard oblique sur Mme Guibal.

– C'est ma foi vrai, dit-il.

Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s'y étouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eût dit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cette tentation suprême, que c'était là l'alcôve reculée de la chute, le coin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mains s'enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaient un tremblement d'ivresse.

– Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc, amusé par la rencontre.

M. de Boves eut le geste d'un mari d'autant plus sûr de la raison de sa femme, qu'il ne lui donne pas un sou. Celle-ci, après avoir battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter, venait d'échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi. Brisée de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant un comptoir. Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles, des chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme sa fille tournait la tête et que le vendeur s'éloignait, elle voulut glisser sous son manteau une pièce de point d'Alençon. Mais elle tressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix de Vallagnosc, qui disait gaiement:

– Nous vous surprenons, madame.

Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche. Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avait désiré prendre l'air. Et, en remarquant enfin que son mari se trouvait avec Mme Guibal, elle se remit complètement, elle les regarda d'un air si digne, que celle-ci crut devoir dire:

– J'étais avec Mme Desforges, ces messieurs nous ont rencontrées.

Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avait accompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur montrer l'inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte et son amie. C'était très curieux, on ne s'imaginait pas le nombre de voleuses qu'on arrêtait aux dentelles. Mme de Boves, qui l'écoutait, se voyait entre deux gendarmes, avec ses quarante cinq ans, son luxe, la haute situation de son mari; et elle était sans remords, elle songeait qu'elle aurait dû glisser le coupon dans sa manche. Jouve, cependant, venait de se décider à mettre la main sur la femme enceinte, désespérant de la prendre en flagrant délit, la soupçonnant d'ailleurs de s'être empli les poches, d'un tour de doigts si habile, qu'il lui échappait. Mais, quand il l'eut emmenée à l'écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne rien trouver sur elle, pas une cravate, pas un bouton. L'amie avait disparu. Tout d'un coup, il comprit: la femme enceinte n'était là que pour l'occuper, c'était l'amie qui volait.

L'histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta de dire:

– Le père Jouve est refait cette fois… Il prendra sa revanche.

– Oh! conclut Vallagnosc, je crois qu'il n'est pas de taille… Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises? C'est bien fait, si l'on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de pauvres femmes sans défense.

Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la journée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames se séparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs encombrés. Il était quatre heures, les rayons du soleil à son coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade, éclairaient de biais les vitrages des halls; et, dans cette clarté d'un rouge d'incendie, montaient, pareilles à une vapeur d'or, les poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale, découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants, toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des peintures s'allumaient aux feux des ors prodigués. C'était comme une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles, les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés que fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glaces resplendissaient. L'exposition des ombrelles, aux rondeurs de bouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delà de coulées d'ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants, grouillant d'une cohue blonde de soleil.