– Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous? reprit-il.
– Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue… Avez-vous du foulard pour des matinées?
Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise du besoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier; et il se remit à causer avec elle, en attendant le vendeur qui achevait de servir une cliente, justement «la jolie dame», cette belle personne blonde dont tout le rayon causait parfois, sans connaître sa vie, ni même son nom. Cette fois, la jolie dame était en grand deuil. Tiens! qui avait-elle donc perdu, son mari ou son père? Pas son père sans doute, car elle aurait paru plus triste. Alors, que disait-on? ce n'était pas une cocotte, elle avait eu un mari véritable. À moins, cependant, qu'elle ne fût en deuil de sa mère. Pendant quelques minutes malgré le gros du travail, le rayon échangea des hypothèses.
– Dépêchez-vous, c'est insupportable! cria Hutin à Favier, qui revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est là, vous n'en finissez plus… Elle se moque bien de vous!
– Pas tant que je me moque d'elle, répondit le vendeur vexé.
Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s'il ne respectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d'une sévérité hargneuse, depuis que le rayon s'était ligué pour lui faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellement insupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont il chauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais, soutenaient sourdement Favier contre lui.
– Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin. M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plus clairs.
Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait le hall d'un éclat d'aurore, comme un lever d'astre dans les teintes les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaune tendre, le bleu limpide, toute l'écharpe flottante d'Iris. C'étaient des foulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que les duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées du Japon, les tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères, les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands arbres d'un parc.
– Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets de roses, dit enfin Mme Desforges.
Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentative sur Bouthemont, resté près d'elle.
– Je vais monter aux confections voir les manteaux de voyage… Est-ce qu'elle est blonde, la demoiselle de votre histoire?
Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se contenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venait de remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel, cette dame de province, qui débarquait à Paris deux fois par an, pour jeter aux quatre coins du Bonheur l'argent qu'elle rognait sur son ménage. Et, comme Favier prenait déjà le foulard de Mme Desforges, Hutin, croyant le contrarier, l'arrêta.
– C'est inutile, mademoiselle aura l'obligeance de conduire madame.
Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note de débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face, sans éprouver une honte, comme s'il lui rappelait une faute ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.
– Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n'est-ce pas cette fille si maladroite? Il l'a donc reprise?… Mais c'est elle, l'héroïne de l'aventure!
– Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriant et bien décidé à ne pas dire la vérité.
Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement l'escalier. Il lui fallait s'arrêter toutes les trois secondes, pour ne pas être emportée par le flot qui descendait. Dans la vibration vivante de la maison entière, les limons de fer avaient sous les pieds un branle sensible, comme tremblant aux haleines de la foule. À chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre; et l'on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d'un poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la section fraîche du cou.
Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu'une poussée plus rude que les autres l'immobilisa un instant. Elle avait maintenant, au-dessous d'elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce peuple de clientes, épandu, qu'elle venait de traverser. C'était un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les pancartes blanches n'étaient plus que des lignes minces, les piles de rubans s'écrasaient, le promontoire de flanelle coupait la galerie d'un mur étroit; tandis que les tapis et les soies brodées qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que des bannières de procession, accrochées sous le jubé d'une église. Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme du haut des charpentes d'un clocher on distingue des coins de rues voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui la surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le pêle-mêle éclatant des couleurs, c'était, lorsqu'elle fermait les paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de marée montante et à la chaleur humaine qu'elle exhalait. Une fine poussière s'élevait des planchers, chargée de l'odeur de la femme, l'odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être l'encens de ce temple élevé au culte de son corps.
Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture, en compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s'en grisait, en répétant:
– Elles sont chez elles, j'en connais qui passent la journée ici, à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance… Il ne me reste qu'à les coucher.
Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l'ennui de son pessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cette humanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de son ancien condisciple, il s'en allait presque vexé de le voir si vibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce qu'une d'elles, le cerveau et le cœur vides, ne lui apprendrait pas la bêtise et l'inutilité de l'existence? Justement, ce jour là, Octave semblait perdre de son bel équilibre; lui qui, d'habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâce tranquille d'un opérateur, il était comme pris dans la crise de passion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu'il avait vu Denise et Mme Desforges monter le grand escalier, il parlait plus haut, gesticulait sans le vouloir; et, tout en affectant de ne pas tourner la tête vers elles, il s'animait ainsi davantage, à mesure qu'il les sentait approcher. Son visage se colorait, ses yeux avaient un peu du ravissement éperdu dont vacillaient à la longue les yeux des acheteuses.
– On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, qui trouvait à la foule des airs criminels.
Mouret avait ouvert les bras tout grands.
– Mon cher, ça dépasse l'imagination.
Et, nerveusement, enchanté d'avoir un sujet, il donnait des détails intarissables, racontait des faits, en tirait un classement. D'abord, il citait les voleuses de profession, celles qui faisaient le moins de mal, car la police les connaissait presque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, une perversion du désir, une névrose nouvelle qu'un aliéniste avait classée, en y constatant le résultat aigu de la tension exercée par les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes, dont les vols se spécialisaient: ainsi, chez une d'elles, le commissaire de police avait découvert deux cent quarante-huit paires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.
– C'est donc ça que les femmes ont ici des yeux si drôles! murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leurs mines gourmandes et honteuses de créatures en folie… Une jolie école d'honnêteté!
– Dame! répondit Mouret, on a beau les mettre chez elles, on ne peut pourtant pas leur laisser emporter les marchandises sous leurs manteaux… Et des personnes très distinguées. Nous avons eu, la semaine dernière, la sœur d'un pharmacien et la femme d'un conseiller à la Cour. On tâche d'arranger cela.
Il s'interrompit pour montrer l'inspecteur Jouve, qui précisément filait une femme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. Cette femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup des poussées du public, était accompagnée d'une amie, chargée de la défendre sans doute contre les chocs trop rudes; et, chaque fois qu'elle s'arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plus des yeux, tandis que l'amie, près d'elle, fouillait à son aise au fond des casiers.
– Oh! il les pincera, reprit Mouret, il connaît toutes leurs inventions.
Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise et Henriette, qu'il n'avait cessé de guetter, passaient enfin derrière lui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la foule. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d'un ami, qui ne veut pas compromettre une femme en l'arrêtant au milieu du monde. Seulement, celle-ci, mise en éveil, s'était très bien aperçue du regard dont il avait d'abord enveloppé Denise. Cette fille, décidément, devait être la rivale qu'elle avait eu la curiosité de venir voir.