X
Le premier dimanche d'août, on faisait l'inventaire, qui devait être terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine, tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avait commencé, les portes closes, dans les magasins vides de clientes.
Denise n'était pas descendue à huit heures, avec les autres vendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une entorse prise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoup mieux; mais, comme Mme Aurélie la gâtait, elle ne se hâtait pas, achevait de se chausser avec peine, résolue cependant à se montrer au rayon. Maintenant, les chambres des demoiselles occupaient le cinquième étage des bâtiments neufs, le long de la rue Monsigny; elles étaient au nombre de soixante, aux deux côtés d'un corridor, et plus confortables, toujours meublées pourtant du lit de fer, de la grande armoire et de la petite toilette de noyer. La vie intime des vendeuses y prenait des propretés et des élégances, une pose pour les savons chers et les linges fins, toute une montée naturelle vers la bourgeoisie, à mesure que leur sort s'améliorait; bien qu'on entendît encore voler des gros mots et les portes battre, dans le coup de vent d'hôtel garni qui les emportait matin et soir. D'ailleurs, à titre de seconde, Denise avait une des plus grandes chambres, dont les deux fenêtres mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, elle se donnait du luxe, un édredon rouge recouvert d'un voile de guipure, un petit tapis devant l'armoire, deux vases de verre bleu sur la toilette, où se fanaient des roses.
Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce. Il lui fallut s'appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Mais cela s'échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser, pour le soir, une invitation à dîner de l'oncle Baudu, et de prier sa tante de faire sortir Pépé, qu'elle avait remis en pension chez Mme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille, dînait aussi chez l'oncle. Doucement, elle continuait de s'essayer à marcher, en se promettant de se coucher de bonne heure, afin de reposer sa jambe, lorsque la surveillante, Mme Cabin, frappa et lui donna une lettre, d'un air de mystère.
La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cette femme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur une chaise: c'était une lettre de Mouret, où il se disait heureux de son rétablissement et la priait de descendre le soir dîner avec lui, puisqu'elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la fois familier et paternel, n'avait rien de blessant; mais il lui était impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien la signification vraie de ces invitations, une légende courait là-dessus: Clara avait dîné, d'autres aussi, toutes celles que le patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commis farceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeune fille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.
Alors, la lettre glissée entre les genoux, le cœur battant à coups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumière aveuglante d'une des fenêtres. C'était un aveu qu'elle avait dû se faire, dans cette chambre même, aux heures d'insomnie: si elle tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant que ce n'était pas de crainte; et son malaise d'autrefois, son ancienne peur ne pouvait être que l'ignorance effarée de l'amour, le trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvagerie d'enfant. Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu'elle l'avait toujours aimé, depuis l'heure où elle avait frémi et balbutié devant lui. Elle l'aimait lorsqu'elle le redoutait comme un maître sans pitié, elle l'aimait lorsque son cœur éperdu rêvait de Hutin, inconscient, cédant à un besoin d'affection. Peut-être se serait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n'avait aimé que cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait, se déroulait dans la clarté de la fenêtre: les sévérités des premiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirs des Tuileries, enfin les désirs dont il l'effleurait depuis l'heure où elle était rentrée. La lettre glissa jusqu'à terre, Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleil l'éblouissait.
Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre, de la faire disparaître dans sa poche. C'était Pauline, qui, s'échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer un peu.
– Êtes-vous remise, ma chère? On ne se rencontre plus.
Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et surtout de s'y enfermer à deux, Denise l'emmena au bout du couloir, où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du directeur pour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y travailler, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d'une nudité banale de salle d'hôtel, était meublée d'un piano, d'un guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts de housses blanches. Du reste, après quelques soirées passées entre elles, dans le premier feu de la nouveauté, les vendeuses ne s'y rencontraient plus, sans en arriver tout de suite aux mots désagréables. C'était une éducation à faire, la petite cité phalanstérienne manquait de concorde. Et, en attendant, il n'y avait guère là, le soir, que la seconde des corsets, miss Powell, qui tapait sèchement du Chopin sur le piano, et dont le talent jalousé achevait de mettre en fuite les autres.
– Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Je descendais.
– Ah bien! cria la lingère, en voilà du zèle!… C'est moi qui resterais à me dorloter, si j'avais un prétexte!
Toutes deux s'étaient assises sur un canapé. L'attitude de Pauline avait changé, depuis que son amie était seconde aux confections. Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, une nuance de respect, une surprise de sentir la petite vendeuse chétive d'autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l'aimait beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu du continuel galop des deux cents femmes que la maison occupait maintenant.
– Qu'avez-vous? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le trouble de la jeune fille.
– Mais rien, assura celle-ci, avec un sourire embarrassé.
– Si, si, vous avez quelque chose… Vous vous méfiez donc de moi, que vous ne me dites plus vos chagrins?
Alors, Denise, dans l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne pouvait se calmer, s'abandonna. Elle tendit la lettre à son amie, en balbutiant:
– Tenez! il vient de m'écrire.
Entre elles, jamais encore elles n'avaient parlé ouvertement de Mouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètes préoccupations. Pauline n'ignorait rien. Après avoir lu la lettre, elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui murmurer doucement:
– Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyais que c'était fait… Ne vous révoltez donc pas, je vous assure que tout le magasin doit le croire comme moi. Dame! il vous a nommée seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève les yeux!
Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, elle l'interrogea.
– Vous irez ce soir, naturellement?
Denise la regardait sans répondre. Et, tout d'un coup, elle éclata en sanglots, la tête appuyée sur l'épaule de son amie. Celle-ci demeura très surprise.
– Voyons, calmez-vous. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous bouleverser ainsi.
– Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme j'ai du chagrin! Depuis que j'ai reçu cette lettre, je ne vis plus… Laissez-moi pleurer, cela me soulage.
Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des consolations. D'abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien qu'il allait chez une dame au-dehors, mais ce n'était pas prouvé. Puis, elle expliqua qu'on ne pouvait être jalouse d'un homme dans une pareille position. Il avait trop d'argent, il était le maître après tout.
Denise l'écoutait; et, si elle avait encore ignoré son amour, elle n'en aurait plus douté à la souffrance dont le nom de Clara et l'allusion à Mme Desforges lui tordirent le cœur. Elle entendait la voix mauvaise de Clara, elle revoyait Mme Desforges la promener dans les magasins, avec son mépris de dame riche.
– Alors, vous iriez, vous? demanda-t-elle.
Pauline, sans se consulter, cria:
– Sans doute, est-ce qu'on peut faire autrement!
Puis, elle réfléchit, elle ajouta:
– Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.
En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le Bonheur des Dames, allait l'épouser, vers le milieu du mois. Bourdoncle n'aimait guère les ménages; cependant, ils avaient l'autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinze jours.
– Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il vous épouse… Baugé vous épouse.
Pauline eut un bon rire.
– Mais, ma chérie, ce n'est pas la même chose. Baugé m'épouse, parce que c'est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul… Tandis que M. Mouret! Est-ce que M. Mouret peut épouser ses vendeuses?
– Oh! non, oh! non, cria la jeune fille révoltée par l'absurdité de la question, et c'est pourquoi il n'aurait pas dû m'écrire.
Ce raisonnement acheva d'étonner la lingère. Son visage épais, aux petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle. Puis, elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seul doigt Le Roi Dagobert, pour égayer la situation sans doute. Dans la nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le vide, montaient les bruits de la rue, la mélopée lointaine d'une marchande criant des pois verts. Denise s'était renversée au fond du canapé, la tête contre le bois, secouée par une nouvelle crise de sanglots, qu'elle étouffait dans son mouchoir.