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VII

Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le soleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait les ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d'été, aux aveuglantes réverbérations. Et la catastrophe venait d'être si brusque, on l'avait poussée dehors si rudement, qu'elle retournait au fond de sa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d'une main machinale, en se demandant où aller et que faire.

Toute une file de fiacres l'empêchait de quitter le trottoir du Bonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues, elle traversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner la rue Louis-le-Grand; puis, elle se ravisa, descendit vers la rue Saint-Roch. Mais elle n'avait toujours aucun projet, car elle s'arrêta à l'angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu'elle finit par suivre, après avoir regardé autour d'elle d'un air indécis. Le passage Choiseul s'étant présenté, elle y entra, se trouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête, l'idée de sa malle lui revint, à la vue d'un commissionnaire; mais chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine, lorsqu'une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher le soir?

Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examiner les fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyait confusément, sans cesse reprise par le branle intérieur qui l'agitait tout entière. Était-ce possible? seule d'une minute à l'autre, perdue dans cette grande ville inconnue, sans appui, sans ressources! Il fallait manger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Elle battait le quartier, tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu'elle connaissait bien. Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était de nouveau devant le Bonheur des Dames; et, pour échapper à cette obsession, elle se jeta dans la rue de la Michodière.

Heureusement, Baudu n'était pas sur sa porte, le Vieil Elbeuf semblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n'aurait osé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus la reconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans le malheur qu'il avait prédit. Mais de l'autre côté de la rue, un écriteau jaune l'arrêta: Chambre garnie à louer . C'était le premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maison paraissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages bas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur des Dames et l'ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique de parapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète, des bésicles sur le nez, étudiait l'ivoire d'une pomme de canne. Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deux étages, pour diminuer son loyer.

– Vous avez une chambre, monsieur? demanda Denise, obéissant à une poussée instinctive.

Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir. Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, après avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête:

– Ça ne fait pas pour vous.

– Combien donc? répondit Denise.

– Quinze francs par mois.

Alors, elle voulut visiter. Dans l'étroite boutique, comme il la dévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ du magasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finit par aller chercher une clef sur une planche de l'arrière-boutique, une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait; au-delà, derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait le jour verdâtre d'une cour intérieure, large de deux mètres à peine.

– Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans l'allée humide qui longeait la boutique.

Il buta contre une marche, il monta, en multipliant les avertissements. Attention! la rampe était contre la muraille, il y avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaient leurs boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne distinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtres mouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la cour lui permit de voir vaguement, comme au fond d'une eau dormante, l'escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les portes craquées et dépeintes.

– Si encore l'une de ces deux chambres était libre! reprit Bourras. Vous y seriez bien… Mais elles sont toujours occupées par des dames.

Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d'une pâleur crue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la première chambre; et c'était l'autre, celle du fond, qui se trouvait vacante. Quand Bourras l'eut ouverte, il dut rester sur le palier, pour que Denise pût la visiter à l'aise. Le lit, dans l'angle de la porte, laissait tout juste le passage d'une personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, une table de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui faisaient un peu de cuisine s'agenouillaient devant la cheminée, où se trouvait un fourneau de terre.

– Mon Dieu! disait le vieillard, ce n'est pas riche, mais la fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.

Et, comme Denise regardait avec surprise l'angle du plafond, au-dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom: Ernestine, en promenant la flamme d'une chandelle, il ajouta d'un air bonhomme:

– Si l'on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts… Enfin, voilà tout ce que j'ai.

– Je serai très bien, déclara la jeune fille.

Elle paya un mois d'avance, demanda le linge, une paire de draps et deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse, soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elle avait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle était installée.

Ce furent d'abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus payer la pension de Pépé, elle l'avait repris et le couchait sur une vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictement trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre elle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La première quinzaine encore, les choses marchèrent: elle était entrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance de retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elle eut beau se présenter dans les magasins, à la place Clichy, au Bon Marché, au Louvre: la morte-saison arrêtait partout les affaires, on la renvoyait à l'automne, plus de cinq mille employés de commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place. Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux; seulement dans son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper, acceptait des besognes ingrates, ne touchait même pas toujours son argent. Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe, en lui disant qu'elle avait mangé dehors; et elle se mettait au lit, la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cette pauvreté, il se traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir, qu'elle était obligée de mentir; souvent, elle trouvait encore le moyen de lui glisser une pièce de quarante sous, pour lui prouver qu'elle avait des économies. Jamais elle ne pleurait devant ses enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau, l'étroite pièce retentissait d'une gaieté de gamins, insoucieux de l'existence. Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi, elle passait une nuit affreuse, dans l'angoisse du lendemain.

D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier recevaient des visites très tard; et parfois un homme se trompait, montait donner des coups de poing dans sa porte. Bourras lui ayant dit tranquillement de ne pas répondre, elle s'enfonçait la tête sous l'oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le boulanger, avait voulu rire; celui-là ne rentrait que le matin, la guettait, quand elle allait chercher son eau; il faisait même des trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la forçait à pendre ses vêtements le long du mur. Mais elle souffrait davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des paroles crues de convoitise; et les hommes la poursuivaient jusqu'au fond de l'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de la maison. Pourquoi donc n'avait-elle pas un amant? cela étonnait, semblait ridicule. Il faudrait bien qu'elle succombât un jour. Elle-même n'aurait pu expliquer comment elle résistait, sous la menace de la faim, et dans le trouble des désirs dont on chauffait l'air autour d'elle.

Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé, lorsqu'un monsieur décoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée, il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu'elle lui jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s'assit, les mains tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle s'il s'éveillait et s'il demandait à manger? Cependant, elle n'aurait eu qu'à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l'argent, des robes, une belle chambre. C'était facile, on disait que toutes en arrivaient là, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée de logique, de sagesse et de courage.

Bien des fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne romance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que son amour gardait des périls de l'attente. À Valognes, elle fredonnait le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle donc, elle aussi, une tendresse au cœur pour être si brave? Elle songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu'il était second, il marchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce garçon, le suivait des yeux, sans craindre d'être surprise. Et, dès qu'elle apercevait Mouret, qui passait également tous les soirs, un tremblement l'agitait, elle se cachait vite, la gorge battante. Il n'avait pas besoin d'apprendre où elle logeait; puis, elle était honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu'il pouvait penser d'elle, bien qu'ils ne dussent jamais plus se rencontrer.