Jean recommençait:
– Le mari qui a un grand couteau…
– Va donc! répéta Denise, en le poussant toujours.
Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlait continuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux obscurs, les marchandises des réserves entassaient des ombres derrière les palissades. Enfin, elle s'arrêta contre une de ces claies de bois. Personne ne viendrait sans doute; mais c'était défendu, et elle avait un frisson.
– Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a un grand couteau…
– Où veux-tu que je trouve quinze francs? s’écria Denise désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable? Il t'arrive sans cesse des choses si drôles!
Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques, lui-même ne savait plus l'exacte vérité. Il dramatisait simplement ses besoins d'argent, il y avait toujours au fond quelque nécessité immédiate.
– Sur ce que j'ai de plus sacré, cette fois c'est bien vrai… Je la tenais comme ça, et elle m'embrassait…
Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée à bout.
– Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite. C'est trop vilain, entends-tu!… Et tu me tourmentes chaque semaine, je me tue à t'entretenir de pièces de cent sous. Oui, je passe les nuits… Sans compter que tu enlèves le pain de la bouche de ton frère.
Jean restait béant, la face pâle. Comment! c'était vilain? et il ne comprenait pas, il avait depuis l'enfance traité sa sœur en camarade, il lui semblait bien naturel de vider son cœur. Mais ce qui l'étranglait surtout, c'était d'apprendre qu'elle passait les nuits. L'idée qu'il la tuait et qu'il mangeait la part de Pépé, le bouleversa tellement, qu'il se mit à pleurer.
– Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n'est pas vilain, va! au contraire, et voilà pourquoi on recommence… Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire, parce que j'en ai à peine dix-sept… Mon Dieu! que je suis donc furieux contre moi! Je me flanquerais des gifles!
Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait de larmes.
– Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, je te le jure… Ou bien, non! ne me donne rien, j'aime mieux mourir. Si le mari m'assassine, tu seras bien débarrassée.
Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.
– Je dis ça, je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne veut tuer personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petite sœur. Allons, adieu, je pars.
Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle le ramena contre la réserve, dans un coin d'ombre. Pendant un instant, ils n'entendirent plus que le sifflement d'un bec de gaz, près d'eux. Puis, les pas se rapprochèrent; et, en allongeant la tête, elle reconnut l'inspecteur Jouve, qui venait de s'engager dans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard? quelqu'autre surveillant, de planton à la porte, l'avait-il averti? Elle fut prise d'une telle crainte, qu'elle perdit la tête; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils se cachaient, le chassa devant elle, balbutia:
– Va-t'en! va-t'en!
Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le souffle du père Jouve, qui s'était mis également à courir. Ils traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au pied de l'escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la Michodière.
– Va-t'en! répétait Denise, va-t'en!… Si je peux, je t'enverrai les quinze francs tout de même.
Jean, étourdi, se sauva. Hors d'haleine, l'inspecteur, qui arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la lingerie, et dont le nœud, très large, luisait comme une neige.
– Eh bien! c'est propre, mademoiselle, dit-il, les lèvres tremblantes. Oui, c'est propre, c'est très propre… si vous espérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses si propres.
Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu'elle remontait au magasin, la gorge serrée d'émotion, sans trouver une parole de défense. Maintenant, elle était désolée d'avoir couru. Pourquoi ne pas s'expliquer, montrer son frère? On allait encore s'imaginer des vilenies; et elle aurait beau jurer, on ne la croirait pas. Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentra directement au comptoir.
Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire son rapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur était avec M. Bourdoncle et M. Robineau: tous trois causaient depuis un quart d'heure. La porte, d'ailleurs, restait entrouverte; on entendait Mouret demander gaiement au commis s'il venait de passer de bonnes vacances; il n'était nullement question d'un renvoi, la conversation au contraire tomba sur certaines mesures à prendre dans le rayon.
– Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve? cria Mouret. Entrez donc.
Mais un instinct avertit l'inspecteur. Bourdoncle étant sorti, Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galerie des châles, marchant côte à côte, l'un penché et parlant très bas, l'autre écoutant, sans qu'un trait de son visage sévère laissât voir ses impressions.
– C'est bien, finit par dire ce dernier.
Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra. Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise. D'où venait-elle encore? cette fois, elle ne dirait peut-être pas qu'elle était montée à l'atelier. Vraiment, ces disparitions continuelles ne pouvaient se tolérer davantage.
– Madame Aurélie! appela Bourdoncle.
Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulter Mouret, de peur d'une faiblesse. La première s'avança, et de nouveau l'histoire fut contée à voix basse. Tout le rayon attendait, flairant une catastrophe. Enfin, Mme Aurélie se tourna, l'air solennel.
– Mademoiselle Baudu…
Et son masque empâté d'empereur avait l'immobilité inexorable de la toute-puissance.
– Passez à la caisse!
La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide de clientes. Denise était demeurée droite et blanche sans un souffle. Puis, elle eut des mots entrecoupés.
– Moi! moi!… Pourquoi donc? qu'ai-je fait?
Bourdoncle répondit durement qu'elle le savait, qu'elle ferait mieux de ne pas provoquer une explication; et il parla des cravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoiselles voyaient des hommes dans le sous-sol.
– Mais c'est mon frère! cria-t-elle avec la colère douloureuse d'une vierge violentée.
Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si discrète d'habitude, hochait également la tête d'un air incrédule. Toujours son frère! c'était bête à la fin! Alors, Denise les regarda tous: Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas d'elle; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n'attendait aucune justice; puis, ces filles qu'elle n'avait pu toucher par neuf mois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la pousser dehors. À quoi bon se débattre? pourquoi vouloir s'imposer, quand personne ne l'aimait? Et elle s'en alla sans ajouter une parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans ce salon où elle avait lutté si longtemps.
Mais, dès qu'elle fut seule, devant la rampe du hall, une souffrance plus vive serra son cœur. Personne ne l'aimait, et la pensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation. Non! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme, au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une angoisse dont elle n'avait jamais encore senti l'étreinte. Elle voulait l'aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le renseigner simplement; car il lui était égal de partir, lorsqu'il saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne point quitter la maison, sans lui jurer qu'elle n'avait pas appartenu à un autre.
Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu de vie, dans l'air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea vers la direction. Mais, lorsqu'elle fut devant la porte du cabinet, une tristesse désespérée l'envahit de nouveau. Sa langue s'embarrassait, l'écrasement de l'existence retombait sur ses épaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres; et cette crainte la fit défaillir. C'était fini, elle serait mieux seule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche et Pauline, elle passa tout de suite à la caisse.
– Mademoiselle, dit l'employé, vous avez vingt-deux jours, ça fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept francs de tant pour cent et de guelte. C'est bien votre compte, n'est-ce pas?
– Oui, monsieur… Merci.
Et Denise s'en allait avec son argent, lorsqu'elle rencontra enfin Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de retrouver l'entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait, il s'emportait: quelle existence! se voir à la continuelle merci d'un caprice! être jeté dehors d'une heure à l'autre, sans pouvoir même exiger les appointements du mois entier! Denise monta prévenir Mme Cabin, qu'elle tâcherait de faire prendre sa malle dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu'elle se trouva sur le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres et de la foule.