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– Mon Dieu! non, répondit-elle. J'ai tort peut-être, car vous êtes plus compétent… Seulement, je dis ma pensée. Les prix, au lieu d'être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons, sont faits aujourd'hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés, grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur clientèle… Tant mieux pour le public, voilà tout!

Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait la nappe. Souvent, il avait senti ce souffle du commerce nouveau, cette évolution dont parlait la jeune fille; et il se demandait, aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister à un courant d'une telle énergie, qui emporterait tout. Mme Robineau elle-même, en voyant son mari songeur, approuvait du regard Denise, retombée modestement dans son silence.

– Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c'est des théories… Parlons de notre affaire.

Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures et des poires. Il prit des confitures, les mangea à la cuiller, avec la gourmandise inconsciente d'un gros homme adorant le sucre.

– Voilà, il faut que vous battiez en brèche leur Paris-Bonheur, qui a fait leur succès, cette année… Je me suis entendu avec plusieurs de mes confrères de Lyon, je vous apporte une offre exceptionnelle, une soie noire, une faille, que vous pourrez vendre à cinq francs cinquante… Ils vendent la leur cinq francs soixante, n'est-ce pas? Et bien! ce sera deux sous de moins, et cela suffit, vous les coulerez.

Les yeux de Robineau s'étaient rallumés. Dans son continuel tourment nerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte à l'espoir.

– Vous avez un échantillon? demanda-t-il.

Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuille un petit carré de soie, il acheva de s'exalter, et cria:

– Mais elle est plus belle que le Paris-Bonheur! En tout cas, elle fait plus d'effet, le grain est plus gros… Vous avez raison, il faut tenter le coup. Ah! tenez! je les veux à mes pieds, ou j'y resterai, cette fois!

Mme Robineau, partageant cet enthousiasme, déclara la soie superbe. Denise elle-même crut au succès. La fin du dîner fut ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que le Bonheur des Dames agonisât. Gaujean, qui achevait le pot de confiture, expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collègues allaient s'imposer, pour livrer une pareille étoffe à si bon compte; mais ils s'y ruineraient plutôt, ils avaient juré de tuer les grands magasins. Comme on apportait le café, la gaieté fut encore accrue par l'arrivée de Vinçard. Il entrait en passant dire un petit bonjour à son successeur.

– Fameux! cria-t-il, en palpant la soie. Vous les roulerez, je vous en réponds!… Hein! vous me devrez une fière chandelle. Je vous le disais bien, qu'il y avait ici une affaire d'or!

Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C'était un rêve ancien, nourri sournoisement tandis qu'il se débattait dans les soies, tremblant de ne pas trouver à vendre son fonds avant la débâcle, se jurant de mettre son pauvre argent dans un commerce où l'on pût voler à l'aise. Cette idée d'un restaurant lui était venue après la noce d'un cousin: la bouche allait toujours, on leur avait fait payer dix francs de l'eau de vaisselle, où nageaient des pâtes. Et, devant Robineau, sa joie de leur avoir mis sur les épaules une mauvaise affaire dont il désespérait de se débarrasser, élargissait encore sa face aux yeux ronds et à la grande bouche loyale, qui crevait de santé.

– Et vos douleurs? demanda obligeamment Mme Robineau.

– Hein? mes douleurs? murmura-t-il étonné.

– Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.

Il se souvint, il rougit légèrement.

– Oh! j'en souffre toujours… Pourtant, l'air de la campagne, vous comprenez… N'importe, vous avez fait une riche affaire. Sans mes rhumatismes, je me retirais avec dix mille francs de rente, avant dix ans… parole d'honneur!

Quinze jours plus tard, la lutte s'engageait entre Robineau et le Bonheur des Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant tout le marché parisien. Robineau, usant des armes de son adversaire, avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il soignait son étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes de la fameuse soie, l'annonçait par de grandes pancartes blanches, où se détachait en chiffres géants le prix de cinq francs cinquante. C'était ce chiffre qui révolutionnait les femmes: deux sous de meilleur marché qu'au Bonheur des Dames, et la soie paraissait plus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot de clientes: Mme Marty, sous le prétexte de se montrer économe, acheta une robe dont elle n'avait pas besoin; Mme Bourdelais trouva l'étoffe belle, mais elle préféra attendre, flairant sans doute ce qui allait se passer. La semaine suivante, en effet, Mouret, baissant carrément le Paris-Bonheur de vingt centimes, le donna à cinq francs quarante; il avait eu, avec Bourdoncle et les intéressés, une discussion vive, avant de les convaincre qu'il fallait accepter la bataille, quitte à perdre sur l'achat; ces vingt centimes étaient une perte sèche, puisqu'on vendait déjà au prix coûtant. Le coup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas que son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces ventes à perte étaient encore sans exemple; et le flot des clientes, obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers la rue Neuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rue Neuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il y eut des conciliabules effarés, on finit par prendre une résolution héroïque: la soie serait baissée, on la laisserait à cinq francs trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvait descendre, sans folie. Le lendemain, Mouret mettait son étoffe à cinq francs vingt. Et, dès lors, ce fut une rage: Robineau répliqua par cinq francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix. Tous deux ne se battaient plus que d'un sou, perdant des sommes considérables, chaque fois qu'ils faisaient ce cadeau au public. Les clientes riaient, enchantées de ce duel, émues des coups terribles que se portaient les deux maisons, pour leur plaire. Enfin, Mouret osa le chiffre de cinq francs; chez lui, le personnel était pâle, glacé d'un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d'haleine, s'arrêta de même à cinq francs, ne trouvant pas le courage de descendre davantage. Ils couchaient sur leurs positions, face à face, avec le massacre de leurs marchandises autour d'eux.

Mais si, de part et d'autre, l'honneur était sauf, la situation devenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait des avances et une clientèle qui lui permettaient d'équilibrer les bénéfices; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, ne pouvant se rattraper sur d'autres articles, restait épuisé, glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il mourait de sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments secrets était de voir cette clientèle le quitter lentement, retourner au Bonheur, après l'argent perdu et les efforts qu'il avait faits pour la conquérir.

Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente, Mme de Boves, était venue voir chez lui des manteaux, car il avait joint un comptoir de confections à sa spécialité de soies. Elle ne se décidait pas, se plaignait de la qualité des étoffes. Enfin, elle dit:

– Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.

Robineau se contenait, lui affirmait qu'elle se trompait, avec sa politesse marchande, d'autant plus respectueux, qu'il craignait de laisser éclater sa révolte intérieure.

– Mais voyez donc la soie de cette rotonde! reprit-elle, on jurerait de la toile d'araignée… Vous avez beau dire, monsieur, leur soie à cinq francs est du cuir à côté de celle-ci.

Il ne répondait plus, le sang au visage, les lèvres serrées. Justement, il avait imaginé le coup ingénieux d'acheter, pour ses confections, la soie chez son rival. De cette façon, c'était Mouret, ce n'était pas lui qui perdait sur l'étoffe. Il coupait simplement la lisière.

– Vraiment, vous trouvez le Paris-Bonheur plus épais? murmura-t-il.

– Oh! cent fois, dit Mme de Boves. Il n'y a pas de comparaison.

Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même la marchandise, l'indignait. Et, comme elle retournait toujours la rotonde de son air dégoûté, un petit bout de la lisière bleu et argent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il ne put se contraindre davantage, il avoua, il aurait donné sa tête.

– Eh bien! madame, cette soie est du Paris-Bonheur, je l'ai achetée moi-même, parfaitement!… Voyez la lisière.

Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup de ces dames le quittèrent, l'histoire avait couru. Et lui, au milieu de cette ruine, lorsque l'épouvante du lendemain le prenait, ne tremblait que pour sa femme, élevée dans une paix heureuse, incapable de vivre pauvre. Que deviendrait-elle, si une catastrophe les mettait sur le pavé, avec des dettes? C'était sa faute, jamais il n'aurait dû toucher aux soixante mille francs. Il fallait qu'elle le consolât. Est-ce que cet argent n'était pas à lui comme à elle? Il l'aimait bien, elle n'en demandait pas davantage, elle lui donnait tout, son cœur, sa vie. Dans l'arrière-boutique, on les entendait s'embrasser. Peu à peu, le train de la maison se régularisa; chaque fois, les pertes augmentaient, dans une proportion lente, qui reculait l'issue fatale. L'espoir tenace les laissait debout, ils annonçaient toujours la déconfiture prochaine du Bonheur des Dames.

– Bah! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nous autres… L'avenir est à nous.

– Et puis, qu'importe? si tu as fait ce que tu voulais faire, reprenait-elle. Pourvu que tu te contentes, ça me contente, mon bon chéri.