Le capucin parti, le moine qui prétendait avoir besoin de repos, au lieu de se coucher, resta un long moment l’oreille tendue. Quand il jugea que le capucin devait être loin, il s’approcha de la cloison et frappa quatre coups, irrégulièrement espacés. Et il écouta. Quatre coups pareils répondirent de l’autre côté de la cloison.
Sans même jeter un coup d’œil à l’étroite couchette, Goulard entrouvrit doucement la porte, coula un regard investigateur dans le couloir désert, se glissa hors de la cellule et entra dans une chambre assez spacieuse et confortablement meublée.
Deux moines s’y trouvaient déjà.
De ces deux religieux, l’un était un vieillard à figure ascétique, empreinte d’une grande douceur. Dans le fauteuil où il était assis, il se tenait le torse droit, dans une attitude de force et de souveraine majesté.
L’autre, qui se tenait respectueusement debout, le dos tourné à la porte, était petit, maigre, la barbe courte, parsemée de fils d’argent, le front vaste, sillonné de rides précoces, l’œil froid, dominateur. Cet homme, qui portait le costume des capucins, n’avait peut-être pas dépassé la trentaine. Il paraissait avoir plus de quarante ans.
En apercevant ce capucin qu’il ne s’attendait pas à trouver là, sans doute, Parfait Goulard reprit instantanément son masque de joyeux ivrogne. Et le vieillard qui vit, lui, ce rapide changement de physionomie eut un imperceptible sourire.
Le capucin, à la vue du nouveau venu, eut un léger froncement de sourcils et il le toisa avec une moue de mépris qu’il ne se donna pas la peine de dissimuler. Et son œil froid se porta du vieillard à Goulard avec une nuance d’étonnement, comme s’il eût cherché un rapport qui pouvait exister entre ce majestueux personnage et ce vil bouffon.
Cependant, Parfait Goulard, de la façon la plus grotesque du monde, s’était courbé devant le vieux moine, presque jusqu’à l’agenouillement. Ceci fait, il attendit qu’on l’interrogeât. Mais en dessous, sur le capucin qui ne paraissait pas le moins du monde disposé à quitter la place, il coulait des coups d’œil significatifs.
Pour la deuxième fois, l’ombre d’un sourire effleura les lèvres minces du vieillard et d’une voix très douce, avec un léger accent italien, il dit:
– Vous pouvez déposer votre masque, mon fils, il est inutile de vous fatiguer plus longtemps. Le père Joseph du Tremblay n’est pas des nôtres. Il assistera cependant à cet entretien. Cette marque d’estime et de confiance que je ne donnerais à personne, je la dois à sa haute intelligence.
Avec une satisfaction visible, Parfait Goulard reprit cet air sérieux qui le changeait si complètement. Et au père Joseph stupéfait, le vieillard expliqua:
– Cet humble moine que vous considériez d’un air méprisant est l’agent dont je vous ai parlé.
Celui qui devait être connu plus tard sous le nom de l’Éminence Grise, et qui pour l’instant n’était encore que le sous-prieur du couvent des capucins, s’inclina profondément devant le moine Parfait Goulard qui reçut l’hommage sans sourciller.
– Pardonnez-moi, mon père, dit le père Joseph, j’ai été dupe, comme tout le monde… moi!… Moi qui, me croyant destiné à diriger d’autres hommes, ai appris à les connaître et à les juger. Je me suis cru capable de lire sur une physionomie comme dans un livre et j’ai été la dupe de votre admirable comédie… je n’ai pas deviné!… Je vois que je ne sais rien encore… je ne suis qu’un enfant. C’est une rude leçon que vous donnez à mon orgueil… elle ne sera pas perdue.
De sa voix très calme et très douce, le vieillard approuva:
– Enfant, oui, vous êtes un enfant!… Non parce que vous vous êtes laissé prendre à une comédie… mais parce que vous hésitez à venir à nous… parce que vous doutez de la force et de la puissance de la compagnie de Jésus!
Il considéra fixement son interlocuteur et il hochait doucement la tête, comme s’il répondait à une voix intérieure. Il désigna de la main Parfait Goulard qui se tenait immobile dans une attitude de profond respect, et il reprit:
– Le père Goulard est un chef respecté de notre ordre. Voyez, cependant: depuis des années, il accomplit avec une incomparable adresse, sans une plainte, sans une défaillance, une besogne qui fait de lui la risée de tout un pays, et qui lui vaut le mépris de tout ce qui porte un habit religieux… Je ne parle pas des autres. Pourquoi? Parce qu’il en a reçu l’ordre. Et l’ordre lui a été donné pour le bien de la société et pour la plus grande gloire de Dieu. Le père Goulard, par son intelligence et son savoir, pouvait aspirer à devenir un prince de l’Église, une des gloires du monde religieux. Il le savait et peut-être était-ce là son ambition. Sur un ordre, sans discuter, sans hésiter, il a fait le sacrifice de son ambition légitime. Il a éteint son intelligence – en apparence -, il a dissimulé sa science. Si bien qu’aujourd’hui on dit: stupide comme Goulard, ignorant comme Goulard. C’était l’ordre. Il a obéi. Ce qu’il a fait, lui, chef, le dernier des soldats du Christ n’eût pas hésité davantage à le faire… Seulement, lui seul, peut-être, était capable de tenir ce rôle avec la perfection voulue.
Le vieillard laissa tomber sur le moine impassible un regard où luisait une vague lueur d’attendrissement. Ce fut d’ailleurs rapide comme un éclair. Il reprit aussitôt cet air de calme souverain qui paraissait lui être habituel. Il redressa encore son buste, releva la tête et continua:
– Moi-même, Claude Acquaviva, chef suprême, général de l’ordre, un des continuateurs du très saint et très vénéré Loyola, que suis-je ici?… Le père Claudio, humble, pauvre et bien obscur moine italien, inconnu de tous, hospitalisé charitablement dans ce couvent sur votre recommandation. Père Claudio, à qui on n’accorde que de la déférence due à son grand âge et qui s’en contente, qui se contenterait même de moins… parce que les intérêts de son ordre exigent qu’il en soit ainsi.
Acquaviva se leva. Et il apparut grand, un peu maigre, droit, malgré ses soixante-sept ans sonnés et, fixant son œil doux sur le père Joseph, qui écoutait avec un vif intérêt:
– Je vous le demande, père Joseph, connaissez-vous un ordre religieux dont les chefs seraient capables de donner à la communauté de semblables preuves de dévouement et d’abnégation?… Non! Il n’y en a pas un seul. Partout, vous verrez l’intérêt personnel, les ambitions individuelles primer l’intérêt et les ambitions de l’ordre. Aussi quel résultat est le leur? Néant. De l’or, oui, quelques titres, par-ci par-là… niaiseries, futilités.
Il se promena lentement dans la chambre, de long en large, la tête penchée, l’air rêveur, et pensa à voix haute:
– Oui, cet esprit de sacrifice, cette discipline de fer, qu’on ne voit nulle part, c’est ce qui fait notre force!… Partout ailleurs, les intelligences cherchent à se produire, à briller, à s’éclipser mutuellement. Chacune de ces intelligences est une volonté et chaque volonté tend, uniquement, à la satisfaction d’un but personnel… Chez nous, il n’en est pas ainsi. Des milliers et des milliers d’intelligences et de volontés se fondent en une seule et unique intelligence, une seule volonté: celle du général. Les corps, les cerveaux et les consciences, lui seul, il dirige tout, il anime tout de son souffle. Par la seule exécution de ses ordres, une intelligence médiocre apparaîtra au grand jour comme une intelligence supérieure et brillera d’un vif éclat. Une haute et belle intelligence, au contraire, demeurera insoupçonnée, s’il a jugé utile qu’il en soit ainsi. Mais, dans l’ombre comme sous l’éclatant soleil, ces deux intelligences n’évolueront que sous l’impulsion du chef suprême et par conséquent ne viseront et n’atteindront que le but qu’il aura visé pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est pourquoi notre société, traquée, persécutée, honnie, bannie, demeure immuablement debout, se redresse plus grande et plus forte à l’instant précis où l’on croit l’avoir abattue. Il s’arrêta devant le père Joseph et le fouillant d’un regard acéré:
– Vous qui êtes un cerveau puissant, vous qui – vous avez eu le courage de le dire et je vous en loue – êtes un dominateur, un conducteur d’hommes, vous qui sentez gronder en vous des ambitions démesurées, vous qui rêvez de vous griser de la jouissance que donne le pouvoir, que faites-vous ici, chez les capucins? Qu’espérez-vous?
Il prit un temps et continua d’une voix qui se fit âpre:
– Vous serez prieur de ce couvent, général de votre ordre qui est riche, je le sais. Et après?… Vous voudrez la pourpre: vous serez cardinal… Vous vous mêlerez des affaires de l’État. Vous serez Premier ministre… vous serez tout-puissant, tout se courbera devant vous. Voilà ce que vous rêvez?… Ce n’est pas le pouvoir lui-même, c’est sa pompe, son éclat, son prestige qui vous fascinent.
Il le considéra avec une moue un peu dédaigneuse, et de sa voix redevenue douce:
– Enfant!… Écoutez. Je suis un pauvre moine, un faible vieillard courbé sur la tombe où le moindre souffle peut me précipiter; je ne compte pas, je n’existe pas, je ne suis rien… Mais je suis général de la société de Jésus!…
Il se redressa de toute la hauteur de sa taille, ses traits prirent une expression d’indicible majesté, son regard, habituellement doux, se fit dur, impérieux, et sans élever la voix:
– Et alors: l’Espagne m’appartient, l’Italie m’appartient, le pape tremble devant moi, la France est à moi… oui, je vous entends et vous répondrai tout à l’heure. Et avec plus de force il répéta: la France est à moi. J’étends la main sur l’Empire: bientôt il sera à moi… de même l’Angleterre. Je passe les océans. L’Afrique, les Amériques, les Indes sont sillonnées par mes soldats. Elles seront à moi. L’univers entier sera à moi! moi, général de l’armée de Jésus!…