Cette fois, Sully comprit. De pâle qu’il était, il devint livide. Et la voix étranglée:
– Et vous croyez que la reine…
– Pour Dieu, mon cher monsieur de Sully, interrompit Pardaillan, ne me faites pas dire ce qui n’est pas dans ma pensée… La reine est femme: coquette et tenace. Elle voit dans cette cérémonie une occasion de briller dans ses atours royaux. Elle la réclame à cor et à cri, sans trop se soucier des conséquences qu’elle peut avoir. Au surplus elle ignore, sans aucun doute, que la cérémonie de son sacre est précisément celle visée par la prédiction.
Sully se leva brusquement. Pardaillan le saisit par le bras, et:
– Où allez-vous, monsieur? fit-il très calme.
– Chez le roi! Lui dire…
– Jolie idée! fit Pardaillan en levant les épaules. Eh! morbleu! si j’avais voulu mettre ce souci dans la tête du roi, je ne serais pas venu vous trouver!…
– C’est juste! C’est juste! balbutia Sully, qui se laissa tomber lourdement dans son fauteuil.
– Au surplus, monsieur, continua Pardaillan avec son calme inaltérable, à quoi vous sert-il de vous effarer ainsi? Il n’y a pas péril en la demeure. Puisque je vous dis que le roi ne sera meurtri qu’après la cérémonie, il est clair que, jusque-là, il peut dormir sur ses deux oreilles.
– Vous avez encore raison, monsieur, dit Sully, qui se ressaisissait. Mais cette fois-ci, vous le dites bien, le roi doit être meurtri.
– L’ai-je dit? fit Pardaillan, qui reprit son air naïf. C’est de la prédiction que je voulais parler.
Sully n’insista pas. Il connaissait Pardaillan et il savait qu’il n’en tirerait que ce qu’il voudrait bien dire. Au reste, il se tenait pour dûment averti.
– Pardieu! dit-il, je vais conseiller au roi de refuser formellement et catégoriquement.
Et en disant ces mots, il consultait de l’œil Pardaillan, comme pour lui demander son avis.
– Mauvais moyen, dit nettement celui-ci.
– Pourquoi?
– Parce que si le sacre de la reine est refusé, on peut chercher une autre cérémonie, à laquelle nous n’aurons pas songé, toujours pour rester dans les termes de la prédiction.
– Que faut-il faire, selon vous?
– Accorder, accorder aimablement et fixer une date ferme. De sorte que nul ne puisse douter des bonnes intentions du roi. Nous voici à la mi-mai, le roi pourrait prendre date pour la mi-septembre. Ceci fait quatre bons mois. Ce n’est pas trop pour préparer convenablement une cérémonie de cette importance… Et cela fait toujours quatre mois pendant lesquels notre Sire sera à l’abri de toute tentative criminelle.
– Oui, mais ensuite? fit Sully rêveur.
– Ensuite, vous trouverez des prétextes plausibles pour renvoyer la chose au printemps.
– Et alors?
– Ah! mon cher monsieur, vous m’en demandez trop. Mortdiable! Vous gagnez près d’une année. C’est énorme, cela. En un an, il se passe tant de choses! Tant de gens meurent ou disparaissent… ou changent d’idée. La fameuse prédiction ne sera peut-être plus à redouter.
Et comme s’il avait dit tout ce qu’il avait à dire, Pardaillan se leva pour prendre congé.
Sully lui prit les deux mains, et les serrant à les briser, il dit d’une voix émue:
– Je savais bien que vous étiez venu pour me rendre service. Quand on vous voit apparaître on peut être assuré qu’un danger grave plane sur la maison et que vous arrivez pour l’écarter.
– Bah! fit Pardaillan en souriant; vous exagérez quelque peu. Vous voilà prévenu; vous avez devant vous quelques mois de tranquillité. C’est beaucoup. Vous saurez mettre le temps à profit, je n’en doute pas.
Il disait ces mots d’un air très dégagé, mais la poignée de main dont il les accompagnait avait une signification autrement éloquente que Sully comprit très bien.
– Comment vous remercier, jamais? fit-il d’un air pénétré. Vous donnez toujours et on ne peut rien vous donner.
– Bon, fit Pardaillan en riant de son rire clair, un jour je demanderai à mon tour… et peut-être trouverez-vous que je demande trop.
Ce qu’il y avait peut-être d’un peu amer dans ces dernières paroles fut atténué par le ton et le sourire.
– Ne le croyez pas, dit Sully très sincèrement.
Et il se leva pour reconduire Pardaillan; en même temps, d’un geste machinal, il allongea la main vers un marteau d’ébène placé sur la table et frappa sur un timbre. Ce qui voulait dire qu’il fallait faire entrer le solliciteur dont il avait préalablement donné le nom.
Pardaillan fit deux pas vers la porte et tout à coup, il s’arrêta, et se frappant le front:
– J’ai trouvé! s’écria-t-il.
– Quoi donc? dit Sully étonné.
– Mon cher monsieur de Sully, dit Pardaillan avec cet air figue et raisin qui déconcertait ceux avec qui il était aux prises, vous m’avez demandé comment vous pourriez me remercier, je vous dis que j’ai trouvé.
– Vrai? s’écria joyeusement Sully. Vous avez quelque chose à me demander?
– Oui, quelque chose de très important… pour moi. Et froidement:
– Vous ne sauriez combien il m’est pénible de traverser ces antichambres encombrées – je vous l’ai dit, je suis un ours – ne pourriez-vous pas me faire passer par un chemin où je n’aurais pas à fendre une foule de solliciteurs?
– C’est là ce que vous vouliez demander? fit Sully, ébahi.
– Eh! monsieur, bougonna Pardaillan, ce n’est rien pour vous. C’est beaucoup pour moi. J’ai des idées bizarres parfois.
– Il m’est très facile de vous satisfaire, sourit Sully. Venez, monsieur de Pardaillan.
– Non pas, je vous ai assez fait perdre votre temps. Dites-moi simplement par où je dois passer et reprenez votre travail.
Sully n’insista pas. Il désigna de la main une lourde tenture et expliqua:
– Passez par là. C’est le chemin de mes appartements. Au bout du couloir, à main droite, vous trouverez l’escalier qui aboutit à une cour de l’Arsenal.
Et en souriant:
– Vous pouvez être sûr que vous ne rencontrerez personne par là.
– Bon, songea Pardaillan, c’est ce que je demande.
Il fit un geste d’adieu à Sully qui, sans méfiance aucune, revenait s’asseoir devant sa table, il souleva la portière et disparut.
Il poussa la porte sans la fermer et il resta là, l’oreille dans l’entrebâillement, en songeant:
– Mortdiable! il faut que je sache de quel trésor ce Guido Lupini veut entretenir le ministre.
Cependant le solliciteur était introduit. Dès les premiers mots qu’il prononça, Pardaillan reconnut qu’il ne s’était pas trompé. C’était bien l’homme qui l’avait intrigué, qu’il croyait connaître sans parvenir à préciser où et quand il l’avait connu.
Cet homme, c’était Saêtta.
Si l’on s’étonne de voir Saêtta dans ce magnifique costume qui lui donnait si bien l’air d’un gentilhomme que Pardaillan, au premier abord, l’avait pris pour tel, nous dirons que depuis longtemps déjà, Jehan le Brave pourvoyait à tous ses besoins. Les petits profits qu’il tirait de certaines besognes louches lui restaient donc intégralement. Il les employait à l’exécution de ses projets de vengeance.
C’est ainsi que si Jehan le Brave n’avait en tout et pour tout que l’unique costume qui lui servait hiver comme été, Saêtta, pour l’accomplissement de sa vengeance, avait tout ce qu’il lui fallait.
Si Jehan, toujours large et la main grande ouverte, n’avait jamais une obole devant lui, Saêtta possédait en réserve, et prudemment cachées, une cinquantaine de pistoles. Ce n’était pas énorme. Pour lui, c’était beaucoup.