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Pardaillan eut un sourire énigmatique.

– Bon, fit-il, s’ils y vivent, c’est qu’ils le travaillent… donc ils ne le dévastent pas comme vous dites. Et quant au château lui-même, je suis sûr qu’ils le respectent et que nul n’y a pénétré.

Une étrange émotion s’était emparée de lui en prononçant ces paroles et en lui-même, il sanglotait, les yeux fermés:

«C’est là qu’est morte ma Loïse!… celle que je pleure encore, après quarante ans!… Non, nul ne profanera de sa présence les vastes salles aux parquets autrefois luisants, aujourd’hui recouverts d’un épais tapis de poussière, et que son petit pied foula jadis… Non, je ne rentrerai pas dans cette maison où tout viendrait me rappeler qu’elle n’est plus, celle que j’ai tant aimée… alors que je la sens et la veux toujours vivante dans mon cœur!…»

Sans remarquer cette émotion qui s’était traduite à sa manière accoutumée, c’est-à-dire par une extrême froideur de ses traits soudain pétrifiés, don César s’écria:

– Il ne manquerait plus que cela!… Et dire, monsieur (il s’adressait à Jehan), que j’ai acheté Andilly parce qu’il touche à Margency!… J’avais fait ce rêve de nous retirer sur nos terres et d’y vivre, côte à côte, comme deux frères, la bonne et saine vie du gentilhomme campagnard. Il aurait eu là un intérieur et une famille au sein de laquelle il eût trouvé les soins dévoués et les attentions qu’exige la vieillesse… Car enfin, vous avez beau être bâti en pur acier, l’âge, tôt ou tard, vous courbera sous sa main pesante… Eh bien! non, je n’ai jamais pu décider cet homme singulier à nous suivre… Au reste, vous le voyez, alors qu’il sait très bien qu’ici il est chez lui, que tout lui appartient, choses et gens, il préfère descendre à l’auberge, comme…

– Cher ami, interrompit paisiblement Pardaillan, si vous m’aviez fait connaître vos intentions avant d’acheter Andilly, je vous aurais dit de n’en rien faire. Ce n’est vraiment pas ma faute si vous ne m’en avez parlé que lorsque la chose était déjà faite. Quant à l’auberge où je descends comme un vieux routier que je suis (c’est ce que vous alliez dire, je crois) et que je resterai, je l’espère, jusqu’à mon dernier souffle, n’en dites pas trop de mal… L’auberge a du bon, don César, lorsqu’on la trouve au bout de la longue étape sous la pluie battante, ou la caresse trop ardente du soleil… Et si l’hôtelière est avenante, la cuisine délectable, la cave bien garnie, vive Dieu! c’est le paradis!… surtout si on le compare à cette auberge, que j’ai rencontrée plus souvent qu’à mon tour, et qu’on appelle la Belle Étoile.

Jehan écoutait ces choses avec une stupeur qui allait croissant. Et, de plus en plus, il se posait la question: qu’était-ce donc que cet homme qui affrontait les pires supplices, bravait et battait la princesse Fausta (dont Saêtta lui avait quelquefois parlé), le roi d’Espagne et l’Inquisition (monstre fabuleux toujours altéré de sang), pour conquérir un titre et une fortune à un ami? Cet homme qui exposait sa vie avec une folle insouciance, se mettait délibérément en état de rébellion, résistait audacieusement aux ordres d’un roi, pour venir en aide à un inconnu? Cet homme, enfin, qui, possédant un domaine où il eût pu vivre en grand seigneur, l’abandonnait aux miséreux et s’en allait loger à l’auberge, et semblait s’enorgueillir d’être demeuré un routier? Quel cœur de demi-dieu battait donc sous cette large poitrine d’homme? Quelle surhumaine bonté se dissimulait sous ce masque railleur?… Était-ce un homme seulement? N’était-ce pas plutôt quelque envoyé du ciel?… Dieu lui-même peut-être?…

Il fut tiré de ses réflexions par la voix grondante de Pardaillan qui disait avec une brusquerie affectée:

– Comment! vous êtes encore là, vous?… La duchesse ne vous a-t-elle pas dit qu’on désirait vous remercier, là, dans cette chambre?… Si!… Alors, qu’attendez-vous, morbleu! Ah! le plaisant cavalier servant, qui se permet de faire attendre une femme! Fi! (Et avec indignation.) Par Pilate! Tout s’en va… même la politesse. De mon temps… Allons bon, Dieu me damne, il va se pâmer!… Ouais! cette enfant douce et timide serait-elle, par hasard, plus redoutable que les archers du grand prévôt?… C’est que je ne vous ai pas vu trembler quand vous leur teniez tête… et maintenant… Allez donc, corbleu!… On ne vous mangera pas, que diable!

Et Pardaillan, moitié riant, moitié attendri, tout en bougonnant, le poussait doucement dans la chambre, fermait tranquillement la porte sur eux, et s’adressant au duc et à la duchesse, qui avaient contemplé cette scène en souriant, il leur dit en riant, de son rire clair:

– Jamais il n’aurait osé entrer, si je ne m’en étais mêlé!… Ah! les amoureux, les amoureux!… Celui-là, que vous venez de voir, à demi pâmé, tel un coquebin, je l’ai vu, moi, il y a quelques heures à peine, se dresser devant le roi, pareil à un lion déchaîné… et il s’en est fallu de peu qu’il ne le tuât raide.

– Tuer le roi!… Est-ce possible?

– D’un joli coup droit, foudroyant, que j’ai admiré, moi qui m’y connais un peu, et qui eût changé les destinées de ce pays, si je n’avais détourné le coup.

Don César et sa femme se regardèrent en souriant de la désinvolture avec laquelle Pardaillan glissait sur son intervention. Sans relever cette omission volontaire, d’Andilly demanda, très intéressé:

– Pourquoi?… J’imagine qu’il ne savait pas à qui il s’attaquait?

– Il le savait parfaitement. Pourquoi? Parce que le roi cherchait à s’introduire, la nuit, chez la jeune fille que vous avez momentanément recueillie. La réputation de vert-galant du Béarnais lui a fait croire à des intentions qui n’existaient pas et il a foncé tête baissée. Mettez-vous à sa place, mon cher, n’en eussiez-vous pas fait autant?

«Bah! fit Pardaillan, en levant les épaules avec insouciance. Je me souviens qu’un soir [9] , pareil à celui-ci, je me suis dressé pareillement, l’épée à la main, pour interdire l’approche du logis de celle que j’aimais… Il est vrai que, moi, je n’ai eu affaire qu’au frère du roi… Mais ce frère de roi est devenu roi lui-même… Ceci se passait il y a trente-sept ans et plus. Henri III est mort depuis… et moi, je suis toujours debout. Vous voyez bien?»

Don César hocha soucieusement la tête.

– Laissons cela, fit Pardaillan d’un air détaché, et parlons de choses sérieuses. Vous comprenez bien que je sais quels animaux bizarres et biscornus sont les amoureux!… C’est pour vous dire que ces deux-là en ont au moins pour deux heures. Et notez bien, s’il vous plaît, qu’ils ne diront pas un mot du seul sujet qui les intéresse… Ils sont bien trop naïfs tous les deux!… Vraiment, ne les trouvez-vous pas adorables?

– Vous avez dit le mot.

– Il est impossible de rêver couple plus harmonieusement assorti.

– Je suis bien aise que vous pensiez comme moi, ma chère Giralda… et je veux être étripé si je sais pourquoi… Ce que je sais bien, en revanche, c’est que je ne vais pas perdre mon temps à attendre qu’ils aient fini de… ne rien se dire. Non, par Pilate! J’enrage de sommeil, moi! Je ne suis plus d’âge à me passer de repos, moi. Je ne suis plus d’âge à tournebouler des yeux devant une jolie fille… Il me faut mon lit… et je retourne me coucher à l’instant. Voici que le jour se lève, il est grand temps.

– Pourquoi ne coucheriez-vous pas ici? demanda presque timidement celle que Pardaillan appelait familièrement Giralda.

Pardaillan lui jeta un coup d’œil affectueux, et moitié rieur, moitié renfrogné:

– Je vous gênerais inutilement, petite Giralda, fit-il. Je suis un vieux maniaque, voyez-vous, et le mieux est encore de me laisser à mes petites habitudes. Mais, dites-moi, pendant votre courte absence, cette enfant sera-t-elle vraiment en sûreté ici? J’ai des raisons de croire qu’on va la rechercher.

– Comment soupçonner qu’elle s’est réfugiée ici? Nos gens auront ordre de faire bonne garde autour de sa personne, assura don César, et à moins qu’elle ne s’en aille volontairement…

– Si vous êtes inquiet, nous pouvons remettre ce voyage, offrit la Giralda.

Pardaillan eut une seconde d’hésitation. Et se décidant brusquement:

– Non! dit-il. Il est probable, en effet, qu’on ne la cherchera pas ici… D’ailleurs, en votre absence, je viendrai de temps en temps m’assurer par moi-même que rien ne la menace.

– À propos, fit brusquement la duchesse, vous savez qu’elle m’a demandé votre nom?

– Eh bien?

– Je lui ai dit que vous étiez le comte de Margency.

– Quelle idée! fit Pardaillan, en levant le sourcil. Je n’ai pas à faire mystère de mon nom à cette enfant.

– Puisque vous ne lui aviez pas dit vous-même, j’ai pensé que ce n’était pas à moi de le lui faire connaître… Je réparerai ma maladresse à mon retour d’Andilly.

– Bah! ne vous tracassez pas pour si peu. Ceci n’a aucune importance.

Là-dessus, Pardaillan prit congé de ses amis et s’en fut tout droit à son auberge du Grand-Passe-Partout.

Une fois dans sa chambre, Pardaillan, qui enrageait de sommeil et qui n’était plus d’âge à se passer de repos – c’est lui-même qui l’avait dit – Pardaillan tira son fauteuil près de la fenêtre, plaça une petite table à portée de sa main, une bouteille pleine et un verre vide qu’il eut soin de remplir incontinent sur la table, et il resta là longtemps à rêver, en vidant son verre à petites gorgées.

[9] Épisode du Tome I Les Pardaillan (chapitre XIX).