Изменить стиль страницы

– Oui, j'imagine que le travail ne manque pas, même ici…

– Non, avait répondu le jeune flic, et encore ce n'est pas la grande saison.

La discussion avait ensuite dérivé sur le raz de marée de pickpockets, voleurs de voitures, dealers et autres arsouilles qui déboulaient ici chaque été, avec le flot de touristes, et Anita s'était contentée de hocher la tête en silence, à plusieurs reprises.

Elle avait à son tour expliqué les éléments de l'affaire et donné en deux ou trois détails révélateurs une idée du travail que les flics avaient à assumer à Amsterdam.

Elle perçut une note d'intérêt authentique dans l'œil du jeune flic et elle se rendait compte également que son charme flamand ne le laissait pas tout à fait insensible.

Elle avait peu de temps. Elle devait retrouver l'Anglais en quelques jours. Elle décida de jouer legrand jeu. Il serait tout à fait capital d'avoir un allié sûr dans cette course contre la montre. Un type qui connaîtrait le terrain, son boulot, et serait, disons, légèrement plus motivé que la normale.

Elle allait se jeter à l'eau lorsque le flic l'avait devancée, laissant tomber:

– Vous pensez que nous pourrions prendre le temps de dîner et de parler de tout ça devant quelques filets d'espadon?

Et maintenant un jeune garçon les emmenait à leur table, recouverte d'une petite nappe blanche, près d'une fenêtre donnant directement sur une crique escarpée.

Oui, pensait-elle en s'asseyant à sa place, il faut également que je comprenne rapidement comment agirait un flic du coin.

Elle laissa le repas commencer avant d'attaquer sérieusement.

– Vous ne m'avez pas dit ce que faisait ce Travis…

Oliveira fit une petite grimace.

– Hmm, pas très clair visiblement.

Anita accentua son attention.

– Vous pouvez m'en dire plus?

Elle avala une bouchée d'espadon.

– Oui. J'ai eu le temps de réunir quelques informations, en fait.

Un sourire frisait ses commissures et ses yeux pétillaient de malice.

Anita ne put s'empêcher de rire.

– Ah ça, vous alors… Bon sang, mais quand est ce que vous vous seriez décidé à me le dire?

Le jeune flic esquissa un geste dans l'espace, dont Anita perçut le sens. À un moment ou à un autre. Mais c'était tellement mieux ici, non?

Anita masqua son rire d'une main retournée. Quelques cheveux cuivrés balayèrent ses yeux et elle replaça d'un geste la mèche rebelle. Elle se rendit compte immédiatement que son mouvement avait déclenché quelque chose chez le jeune flic.

Elle n'était certes pas un de ces canons plastiformes de couvertures de magazine ou de vidéo-clip. Son visage triangulaire était trop mince, ses pommettes trop saillantes, son corps un peu trop longiligne à son goût, et elle avait toujours rêvé de posséder des formes, disons, plus sensuelles. Mais, elle savait que ses yeux provoquaient souvent quelques montées d'adrénaline et il arrivait même qu'elle puisse lire des formes variées de désir sexuel chez des individus du sexe mâle.

Ça semblait bien être le cas.

Tout doux, pensa-t-elle. Ce n'est pas non plus tout à fait le moment de t'embarquer dans une affaire sentimentale, pour autant qu'il s'agisse une seconde de ça.

Elle rétablit un masque un peu plus austère.

– Bon, dites-moi de quoi il s'agit, qu'est-ce qu'il faisait ce Travis?

Oliveira détacha ses yeux d'elle et réfléchit un instant avant de se lancer:

– J'y vais dans l'ordre chronologique. Enseigne de vaisseau dans la Royal Navy. Opère en Extrême-Orient, d'abord, puis à Gibraltar. Après sept années de bons et loyaux services pour celui de Sa Majesté, il s'installe à Barcelone, puis en Andalousie, puis en Algarve. Entre-temps il a fait connaissance de cette femme hollandaise, Eva Kristensen. L'homme pratique de multiples activités. Il peint quelques toiles qu'il expose au Portugal et en Espagne et promène des touristes l'été, soit sur un voilier, soit sur un cabin-cruiser. La femme voyage beaucoup, à l'étranger, diverses affaires, très fructueuses. Peu après la naissance de leur fille, la famille déménage à Barcelone et là je n'ai plus rien… Mais pendant les mois qui ont précédé le départ, il semblerait que Travis ait été en contact avec divers individus louches, à Lisbonne, et en Espagne… Des types du milieu, plus ou moins apparentés à diverses branches de la maffia italienne. Pas net. Après, je ne sais pas grand-chose, sauf qu'après le divorce, il y a cinq ans environ, il est revenu vivre par ici, en Algarve. Il ne sortait presque plus, peignait toute la journée et exposait très irrégulièrement.

Anita ne masqua pas son admiration. Pour un type qui avait vaguement expédié l'enquête…

L'homme avait sorti ça sur un rythme fluide et chantant, qu'elle était arrivée à suivre sans peine.

Oui, ça marchait. Elle commençait à se sentir presque chez elle. Elle commençait à penser portugais.

– Bien, comment est-ce que vous procéderiez, vous, à ma place?

Elle avala une autre bouchée d'espadon. L'homme eut un petit rire, à peine esquissé.

– Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il vit toujours par ici?

– Rien. Mais pourquoi pas commencer par ici?

Oliveira lui jeta un coup d'œil furtif, mais où perçait l'amusement, et un peu d'étonnement.

– Commencez à l'extérieur de Faro.

– Pourquoi?

– Parce que j'ai déjà interrogé toutes les agences immobilières de la ville. Ainsi que la capitainerie du port.

Anita faillit avaler de travers sa gorgée de vin espagnol.

– Vous avez fait quoi?

– Ce matin, quand on nous a appelés d'Amsterdam pour nous prévenir de votre arrivée, j'ai interrogé les agences de la ville et les autorités du port. Il ne vit pas à Faro même.

Anita l'observait avec une attention soutenue.

Oliveira tint à l'inviter et ne céda pas d'un pouce.

Anita savait que les Latins ne supportent pas l'idée qu'une femme puisse payer la note et elle n'insista que par pure forme.

Il la raccompagna jusqu'au commissariat central et lui expliqua qu'il devait partir le lendemain matin pour Lisbonne, ou peut-être plus loin, jusqu'à Porto, à l'autre bout du Portugal, pour un mandat d'amener. Il lui conseilla de commencer à l'est de la ville, vers la frontière espagnole. Peut-être était-il passé en Espagne, dans l'extrême Sud andalou. En commençant de ce côté on avait une petite chance de l'apprendre plus vite.

Anita perçut tout le fatalisme qu'il y avait dans cette explication et ne répondit rien. Elle n'ouvrit d'ailleurs pas la bouche de tout le trajet.

Elle reprit place dans la petite Corsa et finalement opta pour la méthode Oliveira. Elle n'était franchement pas pire qu'une autre.

Vers midi, la discussion s'était enfin éteinte et Hugo avait détecté un signal bien connu prendre possession de sa vessie.

Au fil des heures, Alice avait montré une curiosité boulimique et il s'était vu obligé de mettre en ordre ses connaissances historiques, là, en direct, les yeux fixés sur l'autoroute, tentant de lui expliquer clairement la genèse du conflit, en remontant méthodiquement jusqu'au début du siècle et en dérivant sur les multiples visages qu'avait pris le communisme totalitaire, en Europe et dans le monde.

Il en était à l'éclatement du premier conflit mondial à Sarajevo, en ce beau mois de juin 14, lorsque l'envie de pisser s'était clairement déclarée. De toute façon, pensait-il, il avait bouclé la boucle. Le xxe siècle, comme une immense parenthèse délirante, bornée par la même ville, au cœur des Balkans. Allez, pensa-t-il avec un fatalisme désormais coutumier. En route pour le futur. Il enclencha une vieille cassette des Stones dans l'appareil, pour patienter jusqu'à la prochaine station-service, 15 kilomètres.

Sur le terre-plein bétonné de l'immense station Esso, les voitures étaient nombreuses, garées en file indienne devant les pompes et plusieurs gros poids-lourds étaient à l'arrêt sur le parking qui longeait l'autoroute. La cafétéria était remplie de voyageurs de commerce et de routiers, de quelques touristes et de deux ou trois auto-stoppeurs semblant sortir d'une encyclopédie du baba-freak fin de siècle. De l'entrée, Hugo jeta un long regard cIrculaire sur toute l'étendue de la salle, tâchant de remarquer un détail bizarre, une tronche ou des regards suspects, des bosses sous les vestes. Il avait pris instinctivement Alice par la main en l'amenant devant le long bar où étaient entreposés à la chaîne les assiettes et les plats de nourriture. Il ne détecta rien de suspect et décida de s'offrir une petite pause de détente mentale, en relâchant vraiment la pression.

– Prends-moi une part de tarte au citron et une bière… Choisis ce que tu veux. Va t'asseoir à la petite table isolée, là-bas, je te rejoins dans deux minutes.

Et il partit d'un pas ferme et rapide en direction des toilettes.

Dans le cabinet, alors qu'il sentait toute sa structure biologique se détendre, le jet d'urine jaune fusant dans la cuvette dans un vacarme de Niagara, il s'offrit même un petit râle de satisfaction. Il se lava les mains et s'aspergea le visage, aux lavabos, en compagnie d'une demi-douzaine d'hommes, costumes marron de VRP ou chemises à carreaux et tee-shirts graisseux de routiers.

Il rejoignit Alice à sa table en ayant l'impression d'être gonflé à l'hélium.

– Bon, dit-il en s'asseyant sur la chaise de plastique orange, maintenant j'aimerais que tu m'en dises un peu plus sur ton père. L'homme du Portugal.

Il attaqua sa tarte au citron. Goût parfaitement industriel.

Alice le regardait par-dessous. En mâchonnant un bâtonnet de crabe.

– Je ne l'ai pas vu depuis quatre ans, maintenant…

– Qu'est-ce qui s est passé entre lui et ta mère pour qu'il n'ait plus le droit de te voir…

Il réfléchit une seconde, puis:

– … et que tu ne portes plus son nom?

Allee baissa les yeux sur son assiette.

Il n'y était pas allé avec le dos de la cuillère, mais bon, il fallait juste qu'il sache.

– Je ne sais pas exactement. J'étais petite à l'époque. Ma mère a divorcé, puis il s'est passé quelque chose. Avec ses avocats. Une sorte de procès… Que mon père a perdu. Un an après le divorce, il est venu me voir pour la dernière fois… Puis ma mère m'a dit que pour l'état civil je n'étais plus Alice Barcelona Travis Kristensen, mais Alice Barcelona Kristensen tout court.

Hugo sourit. Tout court.

– Tu n'en connais vraiment pas la raison? Je veux dire, ce qui s'est passé exactement.