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Appelez ça prescience ou intuition, Crab acquit très tôt la certitude qu'il était destiné à jouer un grand rôle dans l'Histoire, en dépit de sa naissance obscure, de ses piètres aptitudes intellectuelles, de la débilité de sa constitution physique et de la laideur quotidiennement confirmée de son visage. Il s'efforça donc de se montrer dès l'enfance à la hauteur de son glorieux avenir.

Son premier soin fut de se bâtir un piédestal de bois, facilement démontable et transportable, sur lequel il se juchait non sans émotion, sitôt achevé son ronflant discours inaugural, en tout lieu qui lui paraissait digne de cet honneur. Et il demeurait là plusieurs heures, immobile, figé dans une posture avantageuse.

L'éclat de son futur prestige illumina ainsi de nombreux squares déserts et désolés, des carrefours pluvieux, des promontoires, des places publiques. Comme il ignorait encore quelles prouesses ou quels mérites exceptionnels lui gagneraient – cela seul était sûr – l'admiration et la reconnaissance de tous, Crab variait ses attitudes. On le surprenait en empereur, chevauchant sa chaise comme s'il siégeait sur un cheval, défiant l'horizon qui s'aplatissait, d'avance annexé et conquis. Puis il se drapait dans une toge (n'importe quel drap), ceignait son front de feuillages et prenait un air pensif. Il arrachait ensuite une feuille de vigne à sa couronne de lauriers (du liseron, en réalité) et, dévêtu, muscles bandés, il s'érigeait péniblement en discobole (mais fiévreux le lendemain, et trop courbaturé pour défendre ses chances dans le stade olympique). Souvent aussi, Crab se plantait au bord d'une route, les bras en croix, inclinant légèrement une tête épineuse (car le liseron proliférait dans le jardin mal entretenu par son père) et le visage empreint d'une infinie miséricorde.

Plus tard, sans pour autant renoncer à la statuaire, Crab eut l'idée de faciliter la tâche des historiens et autres pèlerins à venir en laissant une trace de son passage partout où il séjournerait. Il orna d'abord le portail de sa maison natale d'une plaque commémorative, et par la suite il en posa de même sur les façades des hôtels où il passait la nuit, afin d'immortaliser l'événement – et l'hôtelier avait une deuxième surprise, après son départ, lorsqu'il montait nettoyer sa chambre et découvrait qu'une tresse de velours rouge en interdisait dorénavant l'accès, un écriteau explicite priant les visiteurs de ne toucher à rien. Les écoles et les hôpitaux fréquentés par Crab reçurent son buste, avec consigne de le placer en évidence dans le hall d'accueil.

Voici donc révélée l'origine de ces statues qui se dressent encore, innombrables, à chaque coin de rue ou d'allée, en rase campagne même et jusque dans les villages reculés d'où jamais personne n'est sorti, ces statues dont nul ne devine qu'elles représentent Crab en personne, mort dans l'anonymat depuis de longues années. Voici donc quel était ce parfait inconnu dont le nom s'affiche en lettres d'or indélébiles sur les façades des vieux immeubles – alors les passants s'imaginent qu'il fut roi et regrettent entre eux l'époque bienheureuse de son règne sans histoire -, ou musicien – et la musique, disent-ils, c'était quelque chose en ce temps-là -, ou poète – et que resterait-il de notre littérature sans ses vers admirables? -, ou peintre – le dernier grand -, ou savant – et quelle science! – ou révolutionnaire – si seulement on l'avait écouté -, ou préfet – qui se souciait moins de sa carrière que de la vie quotidienne des braves gens -, ou héros national – et des types de cette trempe, allez, on en aurait bien besoin aujourd'hui.

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Crab a laissé son nom dans l'Histoire, c'est un fait. Mais quand exactement, mystère.