Éric Chevillard
La nébuleuse du Crabe
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Crab, s'il avait à choisir entre la surdité et la cécité, n'hésiterait pas une seconde et deviendrait sourd sur-le-champ. Pourtant, il met la musique très au-dessus de la peinture. Mais Crab n'est pas à une contradiction près, on va s'en rendre compte. S'il avait ensuite à choisir entre perdre l'œil droit et perdre la main droite, il sacrifierait son œil droit. De même, s'il lui fallait opter pour son œil gauche ou sa main gauche, il garderait celle-ci. Il la garderait aussi plutôt que son œil droit. Plutôt que son œil gauche, il garderait sa main droite. Mais demandez-lui de choisir entre ses deux yeux et ses deux mains, lui qui prétendait préférer chacune de ses deux mains à chacun de ses deux yeux, il renoncera sans peine à ses deux mains pour conserver ses deux yeux.
De la part de Crab, il n'y a rien d'autre à attendre. En vain l'exhorterait-on à se montrer moins versatile, ou plus logique dans ses choix. Crab est insaisissable, ni fuyant ni dérobé, plutôt flou, comme si sa myopie native avait peu à peu rongé tous ses tissus.
Une couleuvre vivante sert de fourreau à son épée. Il ne dit rien qu'il ne démente avec la dernière énergie et quantité de preuves à l'appui, quelques instants plus tard, avant d'opposer à ces mêmes preuves de solides arguments qui les ruinent définitivement, sauf élément nouveau. Or cet élément nouveau, Crab est toujours en mesure de le fournir. Sa ligne de conduite n'apparaît donc pas très nettement.
D'un autre côté, Crab n'est pas de ceux qui disent: – On ne saurait comparer telle et telle chose. Il ne voit pas ce qui pourrait l'empêcher de comparer par exemple un chien et une aiguille. Rien de plus facile au contraire que de relever leurs différences, avantages respectifs et qualités particulières, et autres caractéristiques de taille, de poids, de volume, etc., qu'il lui suffit ensuite de confronter et de mettre en balance, alors Crab tranche avec autorité en faveur du chien ou de l'aiguille, du soleil ou du cendrier, de la haine ou de l'orange, de la campagne ou du parapluie, de l'exil ou de la lecture, de certain philosophe ou du plomb. Et pour ceux qui s'étonnent, il reprend sa démonstration, patiemment, point par point, en d'autres termes.
Mais attention, Crab ne se décide jamais en fonction de l'utilité immédiate que présenterait telle chose par rapport à telle autre. Il ne s'arrête pas à ce détail mesquin. S'il est parvenu à la conclusion que le chien supplantait l'aiguille, dans l'absolu, que le chien est globalement supérieur à l'aiguille, et qu'il doit recoudre un bouton, Crab utilise le chien. On ne manque pas de lui faire remarquer alors, en le voyant peiner sur son ouvrage, qu'avec une aiguille il en serait déjà venu à bout. Et Crab est obligé de lâcher son chien sur ces malins pour leur prouver qu'il a raisonné juste, et même puissamment.
Ce n'est qu'un début, mais Crab déjà s'y montre à son avantage. Il semblerait que pour une fois nous n'avons pas affaire à n'importe qui. Cette première impression devra être confirmée.