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Un dimanche, sous les arcades d'une place voisine de son domicile, Crab rencontra le bonheur incarné en la personne d'un trompettiste de jazz. Certes, il lui était déjà arrivé auparavant de surprendre des expressions réjouies, un même sourire flottant sur deux visages, et quatre yeux comme les quatre fenêtres éclairées d'une chambre à coucher donnant sur la rue où il errait tristement. Mais le couple suivant n'affichait que sa morosité partagée, un homme et une femme plus avancés que les précédents en âge et en amour, ne formant toujours qu'un seul être cependant, à l'instar du train de devant et du train de derrière d'un ruminant – et celui-là n'en finirait sûrement jamais de remâcher la paille de son cachot pavillonnaire.
Il n'y a pas deux manières d'être heureux sur cette Terre. Crab en prit soudain conscience. Il faut être trompettiste de jazz.
Dans l'état actuel de la situation, tout homme soucieux de bonheur devait susprendre là ses activités pour emboucher une trompette, l'instrument qui fait tourner le vent du désastre et change le souffle d'un seul en vivats jaillis des mille poitrines d'une foule en liesse.
Ce dimanche-là, sous les arcades, Crab avait pensé que oui, peut-être, il existerait une possibilité de bonheur pour le monde si l'exemple de ce glorieux musicien était unanimement suivi, qui aspirait par le nez l'air ambiant saturé d'infections, de gaz d'échappement, de virus, d'idées noires, et le remettait en circulation purifié de tous ces miasmes, frais comme le premier printemps de la Terre avant l'éclosion des marguerites méphitiques, ou comme le premier gardon avant qu'il ne commence à puer le poisson, un air léger, vibrant, et la perspective tremblait jusqu'au plus lointain, et même les robustes piliers des arcades frissonnèrent au lieu de hausser les épaules comme ils font d'habitude, systématiquement, quand l'homme paraît.
Fournir à chacun une trompette, la distribution poserait certainement des problèmes, mais ceux-là on pourrait les surmonter, encore fallait-il savoir en jouer, de la trompette, ça ne s'improvise pas, du moins pas avant de savoir en jouer, où trouverait-on les professeurs? suffisamment de professeurs? et quand bien même on les trouverait, suffisamment de professeurs résolus, imagine-t-on six ou sept milliards de trompettistes débutants soufflant ensemble dans leurs instruments? voici que la Lune en chute libre fait à son tour le voyage vers la Terre et que les fleuves affolés conduisent les océans aux ruisseaux.
Au demeurant, le musicien avait terminé son morceau et déposé sa trompette dans l'étui ouvert devant lui après en avoir retiré la monnaie, de cuivre elle aussi, dont quelques mélomanes pressés s'étaient soulagés en passant et qu'il comptait maintenant, l'air sombre, le visage creusé, méconnaissable, on ne peut pas non plus jouer de la trompette vingt-quatre heures par jour. Le projet initial de Crab s'effondrait, mais l'idée qui l'avait inspiré restait valable. On se passerait de trompette, voilà tout.
L'homme lui-même exhalerait la joie de vivre. Il suffisait de modifier à cet effet son appareil respiratoire inadéquat. Et Crab se mit à dessiner des plans, successivement plusieurs schémas en coupe des principaux organes de la respiration, multipliant sur le papier les opérations délicates, nouant et dénouant la trachée artère, transplantant les bronches, élargissant ou comprimant les poumons – et le sang ne tenait plus aucun rôle dans cette affaire, le sang de ses aïeux dont Crab se sent dépositaire et garant autant que de leur urine volatilisée, le sang qui prend toujours parti pour l'assassin, le sang suivi de près par les larmes. Il dévia, obstrua, aboucha des canaux, il réduisit sensiblement et perfectionna l'appareil respiratoire, en sorte que les vapeurs toxiques inhalées n'agresseront plus l'organisme désormais, au contraire, seront traitées, filtrées, assainies, expirées enfin et rendues au ciel bleu, l'ivresse des sommets roulera dans la vallée, gagnera les rues étroites, les chambres confinées, les sous-sols, l'atmosphère revivifiée donnera spontanément naissance aux colibris.
Des petits progrès de ce genre, conclut Crab, et voyez comme aussitôt tout change.
Quand le sang lui monte à la tête, Crab retire ses bottes, plus besoin.