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XXXV LA COMTESSE DU BARRY

On a vu que Louis XV avait lu le billet que M. Jacques avait fait parvenir à Lebel par le comte du Barry. Le roi, qui s’apprêtait à se coucher, s’était aussitôt fait habiller et était secrètement sorti du château, accompagné de son valet de chambre.

Minuit sonnait au moment où Louis XV et Lebel franchirent la grille du château et s’élancèrent.

Vingt minutes plus tard, ils arrivaient à la petite maison.

– Tu m’attendras ici! dit Louis XV sans se soucier du froid très vif auquel il condamnait son valet de chambre pour de longues heures peut-être.

– Oui, Sire! dit Lebel qui en lui-même songea:

«Égoïste!… Voilà le roi tout entier. Que je meure de froid dans ce brouillard d’enfer, que lui importe! Il prendra un autre valet, et tout sera dit. Mais patience!…»

Pendant que Lebel pestait ainsi, le roi s’était dirigé droit à la porte de la maison.

Il frappa comme il avait l’habitude de faire… La porte s’ouvrit à l’instant même…

Le cœur du roi lui battait fort dans la poitrine. Les termes du laconique billet qu’il avait lu flamboyaient devant ses yeux.

«Mme d’Étioles s’ennuie. Elle est décidée de regagner Paris dès demain.»

C’était cette dernière phrase qui l’avait bouleversé… Celui qui avait dicté le billet connaissait bien l’âme de Louis XV.

– Regagner Paris!… S’en aller!… Fuir!… Morbleu! songeait le roi, c’est donc en vain que j’aurai exécuté ce hardi enlèvement qui eût fait pâlir de dépit jusqu’à Lauzun et à Richelieu!… Nous allons bien voir!…

La porte s’était ouverte au premier appel du roi. Louis XV vit que l’entrée et l’escalier étaient obscurs: aucune lumière!… Il eut un instant d’hésitation…

Nicole, qui en cette circonstance jouait le rôle de Suzon, saisit le roi par la main… Car tout le personnel de cette maison ignorait ou était censé ignorer la qualité de l’homme qui venait y chercher ses plaisirs…

– Est-ce toi, Suzon? fit Louis XV.

– Oui, monsieur! répondit Nicole de sa voix la plus flûtée.

Le roi avait rarement parlé à cette Suzon. Il n’avait guère le souvenir de sa voix. Il se laissa entraîner. Nicole referma la porte derrière lui.

– Pourquoi cette obscurité? demanda Louis XV.

– Ordre de madame, fit Nicole aussi laconiquement que possible.

– Ô charmante pudeur! songea Louis XV. Quelle exquise enfant!… Je respecterai ton désir, ma chère Jeanne, et je ne te forcerai pas à rougir devant ton vainqueur… Dis-moi, Suzon, c’est toi qui as écrit?

– Oui, monsieur, et j’ai fait parvenir le billet par la voie ordinaire…

– Et tu dis que madame s’ennuie?

– À mourir. Elle pleure nuit et jour.

– Parle-t-elle de moi?

– Elle ne fait que cela…

– Conduis-moi, Suzon, conduis-moi… Il fait ici une nuit à se rompre le cou… Heureusement je connais l’escalier.

Le roi monta doucement, toujours conduit par Nicole qui le tenait par la main. En haut, elle ouvrit une porte, et Louis XV vit la faible et douce lumière d’une veilleuse qui, suffisante pour guider ses pas, ne l’était pas assez pour lui permettre de distinguer nettement les objets… C’était la chambre de Jeanne!…

Louis entra. Nicole s’éclipsa lestement.

Le roi, un peu pâle, un sourd battement aux tempes, fit trois pas dans la chambre. Une femme debout contre la cheminée jeta un léger cri et se jeta dans une bergère en se couvrant le visage de ses mains et de son mouchoir.

– Jeanne! murmura ardemment le roi. Jeanne! est-ce que vraiment je vous fais peur?…

Elle secoua la tête. Louis vit son sein qui palpitait.

Il s’approcha, fit le tour de la bergère, s’appuya au dossier.

– Voyez, dit-il, voyez si je suis soumis… Vous me cachez votre visage, cruelle, et je ne cherche pas à le voir… Ô Jeanne! Jeanne! Est-il vrai que vous vous êtes ennuyée loin de moi? Est-il vrai que vous avez désiré ma présence?…

Elle ne répondait rien. Mais le roi, penché sur elle, voyait sa chair palpiter à travers le tissu léger de son costume de nuit.

D’une voix plus ardente, la tête embrasée, il reprit:

– Jeanne, répondez-moi… Pourquoi détournez-vous la tête?… Pourquoi ne me regardez-vous pas? Oh! j’ai tant désiré vous voir, ma Jeanne adorée!… J’ai si passionnément souhaité ce moment!… Par pitié, regardez-moi…

– Je n’ose… répondit-elle dans un souffle.

Louis, rapidement, fit le tour de la bergère, et se trouva alors placé devant celle qu’il croyait être Jeanne.

– Vous n’osez, balbutia-t-il… cher ange… me voici à vos genoux… Oh! ma tête se perd… ce parfum de toi, cette main adorée que je serre… cette taille charmante que je tiens dans mes bras…

Elle se courba, se rejeta en arrière, cacha son visage dans les coussins de la bergère…

– Pauvre chère bien-aimée! soupira le roi. Oh! je comprends!… C’est cette lumière!… Tu as peur que je ne voie la confusion de ton front…

Rapidement il se releva, courut à la veilleuse et l’éteignit…

Alors, à tâtons, il revint vers la bergère, et saisit Juliette dans ses bras.

– Eh bien! fit-il d’une voix étranglée par l’émotion, ne me dis rien, si tu veux… tais-toi…

– Ô mon roi! balbutia Juliette d’une voix si faible qu’il eût été impossible d’en distinguer le son.

– Jeanne, par grâce! murmura Louis XV, ne m’appelle pas ainsi… il n’y a ici que ton amant passionné qui t’adore, qui veut jurer à tes genoux de t’adorer toujours…

– Mon Louis bien-aimé! soupira Juliette en livrant ses lèvres aux baisers du roi…

Il n’entre pas dans notre pensée d’insister sur les roueries déployées par la fille galante pour tromper Louis XV. Le roi, aux genoux de Juliette, continuait ses protestations d’amour. Juliette parlait le moins possible, et toujours d’une voix si basse, à l’oreille de Louis, que même si le roi eût été de sang-froid, il n’eut pu reconnaître la supercherie.

Quelques heures s’écoulèrent ainsi, pleines de charme pour le roi, pleines d’alarmes pour Juliette.

La pendule, tout à coup, sonna quatre heures du matin.

Comme nous croyons l’avoir dit, ce n’était pas absolument une vulgaire fille que cette Juliette Bécu. Par son attitude avec le chevalier d’Assas, on a vu qu’elle avait du cœur. Elle avait aussi de l’esprit; et comme, par-dessus tout, elle ne manquait pas d’audace, il vint un moment où ce cœur, cet esprit, cette audace eurent une révolte contre l’anormale situation où elle se trouvait.

En un mot, et sans vouloir entreprendre de psychologie, elle fut jalouse de ces baisers qui ne s’adressaient pas à elle, de ces serments qui allaient à une autre, de tout cet amour où elle ne jouait en somme qu’un rôle plutôt vilain, tandis que tout ce qu’il y avait de joli, de passionné, de tendre dans les paroles du roi passait au-dessus d’elle et allait à Jeanne.

Sentiment à la fois bizarre et naturel, – bien féminin en tout cas.

Juliette, venue pour jouer un rôle, fut prise à son rôle, comme on dit que l’illustre tragédienne Clairon s’y laissait prendre et versait des larmes brûlantes en jouant Phèdre.

Juliette, venue pour incarner Jeanne, s’indigna que Jeanne fut aimée en Juliette.

Juliette voulut être aimée pour elle-même.

Juliette enfin, sûre de ses charmes, sûre d’avoir soulevé les passions du roi qui avait frémi dans ses bras se dit, non sans un orgueil assez justifié:

– Est-ce que je ne la vaux pas, après tout?… Est-ce que je ne suis pas aussi belle… plus belle?…

Et ce fut ainsi que tout à coup, palpitante dans cette minute où elle éprouva l’une des plus violentes émotions de sa vie, elle courut à la cheminée, et alluma coup sur coup les six flambeaux de cire rose qui s’y trouvaient.

Pour employer un mot vulgaire, mais dont la trivialité se relève d’on ne sait quelle grâce parisienne, c’était là un «fier toupet». De cette hardiesse, elle eut soudain conscience. Dès que les flambeaux furent allumés, elle comprit soudain le danger de sa situation; elle eut peur!…

Vivement, elle se cacha le visage dans ses deux mains, et, tournée vers la cheminée, attendit; ce fut un instant de terrible angoisse. Qu’allait dire cet homme qu’elle venait de jouer, de bafouer, alors que cet homme – le roi! – pouvait d’un signe l’envoyer à la Bastille!…

Louis, d’abord étonné de voir Jeanne s’échapper de ses bras pour courir à la cheminée, charmé de l’intention qu’il lui supposa, s’approcha de la jeune femme, et, doucement, l’obligea à se tourner vers lui.