– Simplement ceci, dit le comte en se remettant.
En même temps, il sortait de sa poche un papier timbré du sceau royal qu’il tendit au gouverneur.
Celui-ci parcourut le papier, jeta un regard de surprise sur le compagnon de du Barry, et dit:
– Ordre du roi… je m’incline!… Je suis à votre disposition, monsieur…
– Monsieur Jacques, dit vivement du Barry en faisant un peu tard la présentation.
L’homme qui s’appelait de ce nom, peut-être un peu trop modeste, se leva, salua profondément et, d’une voix sans accent, une de ces voix qui semblent couler sans vouloir laisser d’impression, il prononça:
– Je vous remercie, monsieur le gouverneur… Je m’intéresse vivement à ce jeune homme… M. le comte a bien voulu se charger des démarches, et…
– Il suffit! dit le gouverneur. Vous comprenez, cela m’est bien égal, à moi! Du moment que vous m’apportez un ordre signé d’Argenson et contresigné Berryer, le reste ne me regarde pas!… Cependant, ce n’était vraiment pas la peine, alors, de me donner l’ordre de tenir ce… jeune homme… au secret le plus rigoureux… Je vais vous faire conduire…
Il appuya sur un timbre. Un valet parut.
– Faites-moi venir le porte-clefs n° 9, dit le gouverneur. Quelques minutes plus tard, le porte-clefs indiqué faisait son apparition dans le cabinet.
– Conduisez monsieur à la cellule du numéro… voyons… quel numéro, déjà?…
Le gouverneur se leva, alla aux casiers, chercha un instant, puis, se retournant:
– Au numéro 214.
Comme on voit, ce gouverneur ne voulait connaître le nom ni de ses geôliers ni de ses prisonniers. Il avait coutume de dire que lui-même s’appelait le numéro 1. Pas de noms, à la Bastille! Rien que des numéros!…
Le geôlier fit un signe à M. Jacques, lequel, ayant salué le gouverneur avec toute la gaucherie dont il fut capable, sortit du cabinet.
– Un bien digne homme, ce M. Jacques! dit alors du Barry en se levant. Mon cher gouverneur, mille remerciements pour votre amabilité…
– Mais pas du tout… puisque vous m’apportiez l’ordre!… Vous n’attendez pas votre M. Jacques?
– Ma foi, non… j’ai hâte de respirer l’air du dehors…
– Je comprends cela! fit le gouverneur avec un soupir.
Du Barry échangea les salutations en usage et se retira.
Quand il fut dehors, il donna l’ordre au postillon de son carrosse d’attendre où il se trouvait, et, se rapprochant de la place Royale, entra dans la petite rue du Foin, puis, non sans s’assurer qu’on ne le surveillait pas, pénétra rapidement dans une petite maison basse de modeste apparence.
Cette maison, c’était celle de M. Jacques!
Celui-ci avait suivi le geôlier, – le porte-clefs n° 9, comme disait le gouverneur. – Le geôlier descendit l’escalier, traversa cette cour étroite et sombre qui avait si vivement impressionné M. Jacques, longea un humide couloir, monta un escalier où, d’étage en étage, on rencontrait des sentinelles à qui il fallait donner le mot de passe, entra dans un long corridor, et s’arrêta enfin devant une solide porte dont il s’apprêta à tirer les verrous.
À ce moment, M. Jacques le toucha au bras:
– Pardon, mon ami, un mot, s’il vous plaît.
– Dix, si vous voulez!
– Savez-vous comment s’appelle le prisonnier qui est là?
– Le 214?…
– Oui! Le 214!…
– Vous ne savez pas son nom?
– Je me suis chargé de lui faire une petite commission… on m’a dit son nom… mais j’avoue que je l’ai oublié…
– Eh bien, il s’appelle le chevalier d’Assas!…
Au moment où, devant Saint-Germain-l’Auxerrois, le chevalier avait été arrêté, son premier mouvement tout instinctif avait été de tirer son épée et de se défendre.
Mais tout aussitôt le découragement s’empara de lui.
– À quoi bon être libre, maintenant! À quoi bon vivre! Puisqu’elle en épouse un autre! Puisqu’elle ne m’aime pas!… Disparaissons donc du monde des vivants!
Et, sans la moindre résistance, il entra dans le lourd véhicule vers lequel on le poussait et dont on ferma à clef les mantelets. Vingt minutes après cette arrestation qui n’avait causé aucun bruit, aucun scandale, le chevalier d’Assas entrait à la Bastille, suivait les soldats et les geôliers sans savoir où on le conduisait, marchant comme en rêve, et était enfin enfermé à triple verrou dans la chambre n° 214.
Ce mot «chambre» était officiel, par opposition avec les cachots qui se trouvaient dans les sous-sols. Mais qu’il n’aille pas évoquer l’image de quelque pièce claire et propre, avec son lit, ses meubles…
La chambre 214 n’était ni plus ni moins qu’un cachot un peu moins sombre que les cachots souterrains.
Une étroite couchette en bois, vissée au mur, avec une simple couverture pour toute literie, un escabeau à trois pieds, une planchette supportant un pain, une cruche pleine d’eau, voilà quel était l’ameublement de cette pièce.
La muraille avait huit pieds d’épaisseur. Une double rangée d’épais barreaux de fer défiait toute tentative d’évasion. L’air et la lumière ne pénétraient là qu’avec parcimonie.
Le premier jour, le chevalier ne prêta aucune attention à ces détails. Il ne vit ni l’horreur des voûtes qui surplombaient, ni la moisissure des murs, ni l’épaisseur des barreaux… il ne mangea pas… il se jeta sur l’étroite couchette, ferma les yeux, se croisa les bras sur la poitrine et se mit à songer à elle!…
Tout son bonheur était là, en effet!
À cet âge de charme et d’illusion, au printemps de la vie, lorsque l’homme à sa vingtième année ouvre ses ailes vers cet abîme de l’existence qui lui paraît tout azur et qui bientôt lui semblera peut-être bien noir, à l’âge du chevalier, l’amour est la grande, l’unique pensée du cœur et de l’esprit.
Que peuvent être les catastrophes auprès de cette douleur: ne pas être aimé de celle qu’on aime!
Le chevalier d’Assas aimait aussi profondément que s’il eût connu depuis des années «l’objet de sa flamme», comme on disait alors dans ce style précieux qui paraît un peu ridicule à notre époque de chiffres, mais qui, sous sa préciosité même, était au fond si juste et si joli…
Il ne connaissait Jeanne que depuis quelques heures, il savait à peine son nom depuis la matinée même; et l’image adorée était burinée dans son imagination comme une de ces eaux-fortes, ineffaçable, et le nom chéri venait à ses lèvres comme un de ces chants dont on ne peut plus se défaire.
Le chevalier était de ces âmes généreuses qui se donnent une fois dans un grand coup de passion et qui ne se reprennent plus. Un autre se fut dit:
– Puisqu’elle se marie à un autre, puisqu’elle ne m’aime pas, je vais arracher cet amour de mon cœur, faire l’impossible pour n’y plus penser!
Lui constata simplement que toute sa vie il aimerait la jeune fille en rose de la clairière de l’Ermitage. Il comprit que c’était fini, que plus rien au monde n’existait qu’elle dans sa pensée, et que cet amour était inguérissable.
Seulement, il comprit en même temps qu’il en mourrait.
Où? Quand? Comment? Il ne chercha pas à se le demander.
Il en mourrait, voilà tout!…
Cette première journée de captivité et celle du lendemain se passèrent donc dans une prostration complète.
Mais si le chevalier était à l’âge des passions absolues, il était aussi à l’âge où la vie afflue au cerveau, ardente, impérieuse. De plus, son tempérament combatif devait rapidement le pousser à une sorte de révolte.
Il commença par se dire que puisqu’il ne pouvait vivre sans Jeanne, puisqu’il devait mourir, la prison était une mort comme une autre. La Bastille tuait vite.
Et, au besoin, il aiderait à la prison. Un jour, à la première occasion, il menacerait le gouverneur. Alors on le descendrait dans l’un de ces cachots où l’on récoltait le salpêtre à la pelle, où l’on devenait poitrinaire en trois mois, tombes affreuses qui absorbaient des vivants et ne rendaient que des cadavres…
Puis il sentit monter en lui comme une furieuse colère.
Il se dit que cette mort serait indigne de lui… d’elle!
Il voulait mourir, mais au grand jour, en pleine liberté… mourir peut-être sous ses yeux, à elle!…
Alors, il se mit à tourner comme un fauve dans sa prison, ébranla les barreaux, secoua la porte, se démena, cria, rugit, le tout en pure perte…
Et alors aussi se posa dans son esprit cette question à laquelle il n’y avait pas de réponse possible:
– Pourquoi suis-je à la Bastille? Pourquoi m’a-t-on arrêté?… Qu’ai-je fait?…