VIII
Soudain dans ma vie j'ai eu un éclair qui a tout chamboulé, ça s'est passé un jour que le collectionneur d'en face est venu, il voulait des tuyaux sur des pièces qui m'avaient appartenu, pauvre collectionneur aux reins trop fragiles pour chasser le Baccalauréat, à côté des goliaths que j'avais vus à la vente il était un minable, alors il spéculait gentiment sur des papiers de bien moindre importance, les grandes transactions internationales n'étaient pas de son gabarit, il se contentait de mes factures alimentaires, vous savez ces tickets de caisse que l'on garde après le supermarché du samedi. Je l'écoutais causer, il marchandait comme d'habitude, pour lui grappiller quelques francs il fallait se lever de bonne heure, on parlait crédit et taux d'usure, il me prouvait à grands coups d'arguments que j'étais un mauvais risque, selon lui j'avais bien de la chance de trouver un collectionneur comme lui qui me payait comptant, je l'écoutais en faisant des mimiques du visage comme si je comprenais, en réalité le jargon financier pour moi c'est du chinois, quand soudain c'est devenu limpide on aurait dit de l'éther, j'ai vu la solution pour m'en sortir, ça passait par une astuce de rien du tout. Pour me tirer du pétrin, il suffisait que je m'installe en tant qu'expert en Baccalauréat, comme il y a des experts en peinture ancienne, un métier fait sur mesure pour mes talents, j'avais un don il se trouve, j'étais le seul à avoir vécu avec Lui, je pouvais certifier un plus ou moins grand degré de ressemblance avec l'original. Bien entendu, jamais je ne pourrais en authentifier un à cent pour cent, je n'avais pas cette prétention, les copies que l'on fait aujourd'hui sont redoutables, les faussaires sont au moins aussi intelligents que les experts, il faut être humble dans la connaissance, mais le nombre d'années aidant j'accumulerai un savoir qui me permettra d'affiner mes estimations, ce flair du spécialiste qui vaut toutes les richesses. J'espérais gagner ma vie ainsi, ce n'est pas un métier plus sot qu'un autre, je me disais, au moins j'aurais une utilité sociale.
Aussitôt dit, aussitôt fait, je m'installe à mon compte, Marko me prête de quoi démarrer, on passe une pub dans le journal, et je commence à faire du chiffre, mes services sont facturés très cher, normal j'ai une expertise unique dans mon genre, de nos jours plus on est spécialisé mieux on se porte, j'avais aussi un nom prestigieux, celui-là même qui figurait sur le diplôme, alors les affaires ont décollé, on peut dire qu'il y avait un véritable besoin, j'arrivais sur un créneau vierge. Cependant n'allez pas vous leurrer, quand j'écris ça paraît élémentaire, on a l'impression qu'il suffit de claquer dans ses doigts pour que les clients viennent frapper à votre porte, en réalité travailler à son compte n'a rien d'évident, il faut avoir le caractère qui s'y prête, il ne suffit pas de dire “je veux créer mon entreprise” comme le font certains avec un regard exalté qui se perd dans l'avenir, ça n'a jamais fait marcher une entreprise le regard exalté, je veux être honnête avec vous, c'est une aventure qui peut mal tourner si vous n'avez pas l'esprit adapté à l'indépendance, moi par exemple avec mon passé de fonctionnaire, j'avais vraiment du mal à m'y faire, les horaires libres me stressaient, je manquais de confiance en moi (et pour cause!), la peur du lendemain me tenait au ventre, y a pas à dire il faut avoir des prédispositions, le goût du risque en tout cas. Pour ce qui est des atouts, j'en avais un peu, à commencer par les bonnes aptitudes au rangement héritées de mon ancien métier, et j'en avais absolument besoin de ces aptitudes car on ne peut imaginer le nombre de feuilles que l'on doit remplir dès que l'on ouvre une affaire, ça vous tombe comme une averse, de ce point de vue j'ai connu un climat tropical.
Je vivotai ainsi pendant quelque temps, je m'étais fait ma place au soleil, de personne je ne dépendais, et vous pouvez pas savoir quel soulagement c'était d'avoir le bon Dieu pour seul maître, non que je sois devenu croyant, mais les chefs du personnel j'en avais soupe. Les matins je me levais serein, je faisais un peu de rangement, le matin la tête que l'on a purgée pendant la nuit fonctionne mieux, alors les choses importantes faut les faire le matin, c'est le meilleur moyen de réussir dans la vie croyez-moi, je me levais donc vers six heures, je rangeais mes quittances, pendant ce temps la cafetière me faisait du café, et tandis que vous autres abrutis prenez l'autobus pour aller au travail, je savoure les premières lueurs du jour qui se reflètent dans l'immeuble en face, calmement je m'affaire au grand livre des comptes, j'ai toute la matinée pour le mettre à jour, alors j'en profite pour relire mes notes d'honoraires. À dix heures, j'ai déjà derrière moi quatre heures de rangement. Vous venez à peine d'arriver à votre boulot, vous avez les transports en commun dans les jambes, tandis que moi, installé en profession libérale, j'ai pas perdu une seconde de vie, j'ai trié plusieurs dizaines de feuilles, un régal de petit rangement que j'ai fait. Quand vous travaillez pour votre paroisse, vous vous sentez léger, il n'y avait plus de patron au-dessus de moi, j'avais le libre arbitre, je pouvais jouer avec mes feuilles pour moi tout seul, si je voulais je triais, si je voulais je traînais devant la fenêtre, la décision en revenait à moi seul, et que croyez-vous que je choisissais? Toujours est-il que jamais mes archives ne furent mieux tenues, Marko me félicitait pour ma diligence, et il y avait dans ces encouragements un brin d'incrédulité, vous savez comme quand on encourage un cancre qui a décroché par hasard une note au-dessus de la moyenne. Son comportement était tout entier chargé de déférence envers ma piteuse performance, le moindre bout de papier rangé lui provoquait des dithyrambes, j'en avais presque honte. Je n'étais pas si désespérément médiocre, quand même! Tchin, Marko! Je bois ce porto à ta santé vieux frère, c'est grâce à toi que j'en suis là. Te fais pas de bile, ma guérison est acquise.
Les après-midi je reçois, entre quatorze et dix-sept heures, sur rendez-vous, comme le font les grands bijoutiers suisses, il faut se rendre inaccessible, ça vous crée une aura, un expert qu'on peut joindre n'importe quand n'est pas un expert, c'est un épicier. Alors à quatorze heures, on sonne à ma porte, je me presse pas d'aller ouvrir, je porte mes demi-lunes qui me donnent un air méticuleux, un stylo plume en or dépasse de la poche de ma veste. Par ici s'il vous plaît, passez dans la salle d'attente, je vais vous recevoir, et là ils attendent encore un quart d'heure, aujourd'hui c'est un monsieur très british, il vient de la Royal Academy, il me soumet son Baccalauréat, ses mains tremblotent un peu quand il me tend la chemise, il appréhende ma réaction, sa gorge est nouée au monsieur british. Lentement je sors ma loupe plaquée tortue, et voilà mon œil qui parcourt les étendues du diplôme, j'apprécie la qualité de la patine, je la veux régulière comme seul le temps sait faire, ensuite j'examine les lettres, l'impression de mon nom doit être légèrement en relief comme si on l'avait tapé à la machine. Si ce n'est pas le cas, je n'ai aucun doute, c'est un mauvais faux, j'enlève mes demi-lunes et je les range à côté du stylo plume, mon expression cloue le monsieur british, comme je ne parle pas il est sur la chaise électrique, il pressent que le diagnostic n'est pas favorable, je fais une moue style je ne sais pas comment vous l'annoncer, et là il craque, dites quelque chose, je vous en prie, est-il véridique? Je crains que non, que je fais en poussant un soupir comme si c'était le mien de Baccalauréat, les bras lui en tombent, alors pour qu'il n'ait pas de scrupules à me payer, j'ajoute que j'en ai vu des bien pires que le sien, que l'on peut même dire que le sien est parmi la crème, dans ma collection personnelle d'expert j'en ai pas qui soient aussi jolis, vous pouvez être fiers dans votre Royal Academy, celui du Vatican est largement en dessous du vôtre, c'est le baratin que je sors à tous mes clients histoire d'éviter les suicides, ça marche comme une pommade divine, car aussitôt je lis la reconnaissance sur son visage, la pure reconnaissance du ventre, quand on nourrit un chien on n'en reçoit pas autant.
Pendant que la Royal Academy me faisait le chèque, je regardais par la fenêtre le collectionneur qui rangeait les documents qui lui restaient, il avait méchamment vieilli ces derniers temps le collectionneur, il avait perdu de sa superbe, était-ce parce que je ne lui vendais plus rien, allez savoir, toujours est-il qu'il périclitait, et pour ce que j'en voyais j'aurais dit qu'il partouzait sans entrain. Comme la vie sait se renverser c'est terrifiant. Je n'allais pas jusqu'à le plaindre, il n'avait que ce qu'il méritait, mais j'avais un pincement disons philosophique devant cette sarabande du destin. Quant à ma collection personnelle, j'avais maintenant suffisamment d'argent pour racheter aux enchères les documents qui m'avaient appartenu, petit à petit je complétais le fonds que j'avais dilapidé avec tant de légèreté, mes laissez-passer et certificats de secouriste avaient entre-temps atteint des prix grandelets, c'était bien fait pour moi, en les cédant pour une bouchée de pain je m'étais conduit comme un écervelé.
Pour tout vous dire, je m'étais embourgeoisé. Je ne saurais vous préciser quand le déclic s'est produit, le résultat se voyait comme un nez, j'avais de l'embonpoint, mes journées s'écoulaient placidement, je lisais le journal tous les jours pour me tenir au courant des cours de la Bourse, avec Marko on allait dans de bons restaurants, nos discussions ont commencé à se remplir de subjonctifs, et d'imparfaits aussi, c'est qu'on parlait beaucoup au passé comme ces mercenaires qui ont fait le Viêtnam, on se rappelait nos faits d'armes en aspirant du porto. La vie roulait pour moi, je n'avais pas à me plaindre, on peut dire que j'avais retourné la situation à mon avantage alors qu'on ne donnait pas cher de ma peau, c'est vrai que j'ai eu beaucoup de chance, de peu j'ai manqué l'extinction. En toute modestie je vous le dis, la bonne étoile c'est capital quand vous êtes désarçonnés et que le destin est à deux pas de vous piétiner. La chance, quand elle est alliée à un solide caractère que donne le sens des responsabilités, c'est ce scaphandre qui vous remontera à la surface.
Était-ce encore ma bonne étoile, je ne saurais le dire, en tout cas je vous avouerais que je ne méritais pas une telle aubaine, toujours est-il qu'un jour à quatorze heures la porte sonne comme un jour habituel, je mets mes demi-lunes et qui je vois? Françoise accompagnée d'une petite fille, elles sont là devant moi un peu gênées, Françoise est rouge d'émotion, son décolleté frétille comme quand on est amoureux, je me dis: c'est le retour au bercail, vise un peu ce déhanchement. Je les fais entrer dans mon cabinet, comme le temps sprinte je remarque, Françoise avait la peau exagérément tendue que donne le lifting, ça ne l'empêchait pas d'être désirable, sexy la Françoise, malgré ce regard fatigué que l'on a quand on passe trop de temps dans les archives, quant à la petite je lui donnais cinq ans, c'était une vraie photo de sa mère, cinq ans déjà qu'elle m'avait quitté. Tu es bien établi dis donc, qu'on me fait en frôlant de l'œil mon stylo plume, ah-ah que je me dis, c'est toujours plein de sous-entendus une phrase de ce genre, le bruit des gros sabots sur la prairie. Cela signifiait le regret, un regret en pointillé, un regret que l'on observe au microscope mais un regret qui ne trompe personne, et je ressentis le bouquet que donne la vengeance quand on la mange froide. Quel bon vent t'amène, je fais d'un ton le plus neutre possible, j'ouvre grand mes oreilles, je me doute qu'elle n'est pas venue pour rien, là-dessus j'apprends qu'on venait de retrouver un Baccalauréat à la Bibliothèque nationale, tiens donc. Il traînait dans la cave où l'on stocke les papiers dérisoires, c'est un stagiaire qui l'a remarqué, il était en piteux état, les rats l'avaient entamé et l'humidité aussi, on l'a sauvé de la moisissure il était moins une, elle me l'apportait pour que je l'expertise. O.K., je suis là pour ça comme on dit, je sors ma loupe, j'ouvre sa chemise, le marmot m'observe alors je prends un air sphinx, pincé des lèvres, j'ai envie de lui en mettre plein la vue à la petite, une envie puérile j'entends bien. J'examine les caractères qui forment mon nom, je les trouve parfaits, alors je file en diagonale vers le buste de la République, là aussi la gravure est finement exécutée, cette double perfection me fait transpirer des aisselles, je regarde le numéro de série, et il correspond bien à celui de mon rectorat, alors je reviens à mon nom, puis je saute du nom à la République, puis de la République au numéro de série, mon regard bégaie et raye le papier, j'ai des picotements dans les yeux à force de scruter, mais non, il n'y a rien à dire, je n'avais jamais vu un Baccalauréat aussi proche de l'original, je glisse alors une main sous mon bureau et je me pince la jambe histoire de vérifier que je ne rêve pas. C'est extraordinaire, je vois les étoiles, je sens un liquide chaud qui coule le long de ma cuisse, je ne pipe mot devant les femelles, ça non! il n'est pas né celui qui me fera parler sous la torture! J'attends. La douleur se calme par vagues, pourtant il est toujours là, je tiens le Graal dans mes mains comme avant, et les deux autres garces sont plantées devant moi elles aussi, la petite et la grande me regardent, elles attendent le verdict. Le temps leur semble long, elles sont au supplice, et moi j'hésite, je ne sais comment l'annoncer, mon côté archange Gabriel refuse de s'enclencher, les mots sont bloqués, je me racle la gorge, ça ne diminue en rien mon émotion immense, il est au-delà de l'imaginable ce Baccalauréat, que je leur dis et je ne reconnais pas ma voix qui parle tellement je suis figé, en face d'un cobra je suis, hypnotisé. Je ne peux le certifier, que je leur répète et ma voix se casse, tout vacillait, il y avait cette nouvelle incroyable qui se ramifiait en moi comme un éclair dans la nuit. Les doigts de Françoise malaxent maladroitement un sac à main. Je regarde ces doigts, je réfléchis à ce que je m'apprête à lui dire, un bon réflexe que de tourner sa langue sept fois avant de parler, je touille mon cerveau pour trouver les mots justes, quand tout à coup: bang, ça percute dans la tête, vous savez comme chez les détectives, ce flash qui rend omniscient. Oh je comprends pourquoi elle est venue la Françoise, c'est pour sa carrière qu'elle s'inquiète la manipulatrice, mon avis se traduira illico en pouvoir d'achat sur sa feuille de paye, mes beaux yeux n'y sont pour rien dans son déplacement, c'est la faim au ventre qui la pousse, les moulures au plafond de son futur appartement, la télécommande de la porte du garage.