Mais voilà que l'on fait un silence de mort, c'est le moment tant attendu, je vois mon Baccalauréat qui sort de la vitrine, le commissaire-priseur le manie avec de grandes précautions, on dirait qu'il tient le saint suaire, il le lève au-dessus de lui pour que toute la salle voie bien, nous en venons au clou de cette vente, aussitôt les téléphones se mettent à sonner, les grandes capitales sont en ligne, les collectionneurs du monde entier veulent passer des ordres, on se bouscule tandis que les retardataires s'incrustent dans la salle, comment font-ils pour entrer? La mise à prix est relativement basse, elle fait deux mois de mon salaire, alors sans hésiter je lève le bras: moi! preneur! le commissaire accroche mon regard et dirige vers moi son marteau, au fond de la salle la première enchère, les vieux tournent lentement leurs monocles vers moi, on dirait que le temps a un coup de fatigue, il reprend son souffle le temps tandis qu'on me jauge, je me mets à espérer, et si je m'étais trompé? et si j'étais le seul à en vouloir de mon Baccalauréat? c'est la griserie qui me suggère ces idioties, contre toutes les évidences l'homme a besoin de se rassurer, évidemment c'est un leurre, le fameux calme avant la tempête, car le temps de latence passé les hordes de marchands se jettent dans la bataille, je me fais déborder après deux tentatives, c'est maintenant le chauve en plaques qui tient l'enchère, il me regarde l'air de dire que je ne suis qu'un jeunot, petit bras je suis, grande gueule mais pisse-pas-loin, il a tort de se réjouir le chauve, l'enchère lui échappe, elle s'envole de l'autre côté de la salle vers le premier balcon, et je vois le chauve qui peine à suivre, nous en sommes à dix mois de mon salaire, alors il s'essouffle le chauve, il bat en retraite, même lui et ses économies d'une vie de travail ne suffisent pas, on le voit qui se prend la tête à deux mains, il pleure le chauve. Eh pleure pas, le chauve! je lui crie, regarde-moi, je tiens le coup, pourtant j'ai plus à perdre que toi, sois digne le chauve l Pendant ce temps l'enchère est partie, elle n'est plus dans la salle, c'est quelqu'un d'un autre continent qui la possède, il est blotti au fond du téléphone, il fait monter les prix à grands coups de dollars, le commissaire lui cause en anglais, on est à plusieurs millions, ceux de la salle sont dépassés, les pauvres collectionneurs français se font battre à plate couture, c'est un duo au téléphone qui se dispute mon Baccalauréat, l'enchère frôle le siècle de mon traitement de fonctionnaire, puis se calme, les ordres ralentissent, les passions retombent, un moment de silence gagne l'univers. Adjugé, souffle le commissaire presque en chuchotant et son marteau nous fait sursauter. C'est fini.
Je sors de l'Hôtel des ventes, je suis épuisé, un sentiment de défaite m'accompagne jusqu'à la maison, ceux qui ont eu dans leur vie des rêves brisés n'ont pas besoin de commentaires, ils me comprennent d'instinct, ils voient tout comme moi l'uniformité grise du trottoir, tout comme moi ils ont envie d'y disparaître à chaque pas. On dîne avec Marko, il n'est pas gai non plus, c'est à peine s'il mange, on dirait qu'on le force. Une chose est sûre, dis-je pour diluer le silence, c'est qu'il n'est pas dans mes affaires, ni chez mes parents, ni chez Françoise, ni à moins d'une centaine de kilomètres à la ronde, et pour cause! Tu ne peux plus m'accuser de laxisme dans mes recherches ô Marko. Les enchères auront eu le mérite de te calmer de ce côté-là.
Marko ne fait pas un plat de mon blocage, il tète sa tartine comme si je n'existais pas, ohé, je fais, je suis là. Stop! qu'il fait, je crois que j'ai une vision, la vie n'est pas aussi noire que tu l'imagines, tu as marqué un point sans même t'en rendre compte, tu as rapetissé aux yeux de l'opinion et c'est une grande victoire au point où tu en es. Écoute, le prix astronomique que ton Baccalauréat a atteint va faire la une des journaux, on a sans doute battu un record mondial pour un document, déjà on ne parle que de lui, dans les jours qui viennent le phénomène va sûrement s'amplifier, et cela prouve au moins une chose, c'est que ton Baccalauréat a éclipsé ta faute, il t'a volé la vedette mon pauvre ami. L'opinion le considère comme une relique, c'est un morceau de la sainte Croix ton Baccalauréat, une oreille de Van Gogh, et je parie que le fait que tu l'aies égaré est passé au second plan, ça fait partie de l'Histoire comme on dit et plus personne n'y pense. Pas moi, je lui fais remarquer, moi je n'arrête pas d'y penser. Je n'en attendais pas moins de ta part, qu'il continue, tu es réellement digne, cette foi dont je t'ai parlé l'autre jour quand nous avons prié ensemble tu l'as dans ton cœur. Cependant, à défaut de soigner ta conscience, on tient peut-être l'occasion de te réhabiliter, je veux dire du point de vue administratif. Car s'il est de notoriété publique que ton Baccalauréat existe, que tu sois réellement possesseur du document ou pas, je ne vois pas ce que tu aurais à prouver en plus vis-à-vis de l'Institut. En quoi une copie certifiée serait-elle plus importante qu'un compte rendu de commissaire-priseur qui stipule noir sur blanc que ton Baccalauréat est passé entre ses mains? Tu vois ce que je veux dire? Si t'allais voir la chef du personnel? Qui ne tente rien…
Ça paraissait logique et je me suis enflammé, t'es un génie je me suis écrié, le lendemain j'ai couru à l'Institut, j'ai demandé une audience à la chef du personnel, elle m'a reçu avec un sourire de politesse qui valait dix insultes, je lui ai répété mot pour mot notre raisonnement, là encore ça paraissait logique, mais il faut se méfier de la logique, c'est un piège que l'on soulignera jamais assez, il n'y a que les faits qui comptent dans ce monde, ce fut exactement l'opinion de la chef du personnel, vous êtes bien gentil, qu'elle me disait en articulant comme si elle parlait à un retardé, mais deux et deux font quatre et moi j'ai besoin d'une copie certifiée, c'est marqué dans le règlement, alors apportez-la-moi, c'est tout ce que je demande. Décidément elle reste rabat-joie: je suis d'accord avec vous jusqu'à un certain point, disait-elle, nous sommes très contents qu'il ait été retrouvé, ce fut une nouvelle merveilleuse, j'ajouterai que les événements récents à l'Hôtel des ventes parlent en votre faveur puisque nous avons la preuve qu'il existe, ce qui était loin d'être clair auparavant, mais comment fais-je concrètement pour compléter votre dossier? Soyez donc matérialiste au lieu de bâtir des théories, c'est un défaut de vous tous, paléontologues théoriciens, vous fantasmez au lieu de produire des preuves. Tenez, vous n'avez qu'à contacter celui qui a acheté votre diplôme, demandez-lui de vous le prêter pour une journée et courez à la mairie faire certifier. Il y avait de l'ironie dans l'air, la chef se payait ma tête à peu de frais, elle savait bien que l'acheteur du Baccalauréat était anonyme, on ne dévoile pas son nom quand on fait des transactions de ce niveau, j'étais dans une impasse, elle continuait à sourire en regardant sa montre, l'audience était terminée, et vous remarquerez pas un mot sur ma responsabilité comme si la perte n'avait jamais eu lieu. Il avait eu raison Marko, on ne parlait plus de ma faute, ça n'empêchait pas la chef de me détester, le résultat pratique était le même, mais l'éclairage avait changé, ça me réconforta, je me suis mis à chercher des parallèles historiques, au Temple de Salomon j'ai pensé, si un jour on le retrouvait intact, disons recouvert de quelques mètres de terre, eh bien personne n'irait critiquer les Romains qui l'avaient détruit, la joie serait trop grande, l'allégresse l'emporterait sur la rancœur. C'est ce qui m'arrivait.
Je sortis de son bureau et je suis passé voir Marko, il était occupé à étiqueter mes os d'iguanodon, je ne voulais pas le déranger alors je ne suis pas resté, je circulais avec nostalgie dans mes anciens locaux, je revis la machine à café, les grandes armoires de rangement me pincèrent le cœur, jamais je ne vous reverrai me disais-je, mes compagnons de vingt ans de vie m'accompagnaient dans les couloirs en silence. J'ai passé une tête au secrétariat, Nadine me reconnut et me salua avec tendresse, on voyait que je lui faisais des souvenirs, visiblement elle m'avait pardonné mes offenses elle aussi, on se promena ensemble dans le couloir, on critiqua la chef du personnel, le département des herbivores était sous sa coupe maintenant, Nadine n'en paraissait pas emballée. Ensuite on alla tranquillement dans les W.C. des filles, un travail sobre sans acrobaties, Nadine prit un laxatif en suppositoire, ses besoins se déversèrent dans la cuvette à grands bruits d'eau, avec mes doigts je l'aidais du mieux que je pouvais, libérer ses intestins est un plaisir intense, je la voyais ravie malgré l'odeur, alors je m'en suis barbouillé comme un gosse qui mange une tarte aux myrtilles, on s'embrassait dans la fureur du Niagara et c'est tout naturellement que je me suis calé dans son arrière-train, je dois dire que jamais Nadine n'avait été aussi lisse.
J'ai tout lu les journaux, qu'elle me dit ensuite, et vous ne pouvez pas savoir comme je vous plains, ça doit être terrible ce que vous vivez, c'est comme si vous aviez le cancer, un coup du sort d'une violence terrible qui vous détruit de l'intérieur, d'autant que ça doit vous faire mal de voir votre Baccalauréat exposé comme un vulgaire papier à la vitrine du Louvre des Antiquaires. Comment? je fais, répétez un peu, j'ai cru mal entendre. Ben oui, qu'elle répète, le Louvre des Antiquaires c'est un magasin rive droite, je passais devant l'autre jour et je l'ai vu, excusez-moi si je l'ai dit un peu brutalement, je suis très maladroite dans ces circonstances. Ça ne fait rien, chère Nadine, je l'embrasse, vous êtes adorable, ni une ni deux je fonce à l'adresse indiquée, et je le vois effectivement, il est exposé comme si de rien n'était dans la vitrine d'un marchand d'autographes, sauf que la couleur du papier est verdâtre, le reste c'est tout pareil, mon nom en plein milieu des lauriers, la République qui a l'air d'une maquerelle, le cachet tatoué au fond du document, mais il y a cette couleur dérangeante, et puis il est plus abîmé dans les marges, ça et là le papier est sali, l'ensemble me fait un choc désagréable, j'ai soudain l'impression de voir double, c'est pas possible que je me dis. Mais si! il faut se rendre à l'évidence, le vrai Baccalauréat je l'avais là devant les yeux, mon unique véridique, mon bachot égaré. Pauvre de moi! peut-on être sûr de ses impressions quand on n'a pas vu l'original depuis des années? Bouche bée je fixais la vitrine, mes pensées se mélangeaient on aurait dit un évier, alors le marchand me fait signe d'entrer, il me prend sans doute pour un collectionneur, que puis-je pour vous? il me demande, puis tout à coup: bon sang! je vous reconnais! vous seriez pas des fois le paléontologue dont tout le monde parle, oui je fais, c'est bien moi et je me serais bien passé de cette publicité. Sans vouloir vous faire du chagrin, il continue, je voudrais attirer votre attention sur notre vitrine, on y a exposé un morceau d'anthologie qui vous rappellera le bon vieux temps, oui je fais, j'ai remarqué, mais alors que dire de celui de la fameuse vente aux enchères? Il se braque comme si j'avais profané sa mère, un faux! s'écrie-t-il, c'est un scandale, une manipulation, ça ne se passera pas comme du beurre, vous verrez que les auteurs de cette sinistre affaire vont bientôt se retrouver devant les tribunaux, ah ils auront à répondre de leurs crimes ces escrocs du dimanche, je dis bien du dimanche car ce faux était décelable par n'importe quel dilettante muni d'une loupe, vous avez vu n'est-ce pas qu'il n'y avait même pas de filigrane sur ce prétendu Baccalauréat et dire qu'il y a des niais qui ont marché dans le panneau, c'est consternant à quel point le monde est pourri. Là je suis d'accord, je lui dis, le monde ne sent pas la rose, alors justement comment ferez-vous pour vendre le vôtre maintenant que le monde est persuadé que le vrai vient de passer à l'Hôtel des ventes? C'est pas grave qu'il me dit, j'ai déjà un comité de soutien, on va secouer le cocotier quelque chose de féroce, et quand les médias s'en mêleront je ne donnerai pas cher de leur peau de racaille. Vous voyez bien, vous au moins, que le mien est authentique? Il a un air convaincu comme s'il avait assisté en personne à la Résurrection. Je dis je sais pas, peut-être bien que oui, peut-être bien que non, comment voulez-vous que je le dise avec certitude, alors il se braque contre moi, j'aurais blasphémé en pleine eucharistie il n'aurait pas réagi plus vivement, comment osez-vous, monsieur vous êtes un goujat, vous avez donc réellement perdu tout sens éthique, vous seriez du genre à pas reconnaître votre enfant que ça ne m'étonnerait pas, espèce de monstre. J'ai compris qu'il ne fallait pas m'éterniser, ce n'était pas la première fois qu'on me chassait, j'étais habitué à toutes sortes de coups bas, j'avais la carapace solide, juste une parenthèse: rétrospectivement je crois que c'est précisément ce qui m'a sauvé, ces plaques qui font blindage autour de mes tripes comme chez le stégosaure, j'en connais qui n'auraient jamais survécu à un tiers de l'opprobre que j'ai dû digérer. Alors j'ai haussé les épaules et j'ai traîné ma carapace dans la rue, sur le boulevard je me suis assis, je cherchais à comprendre cette incroyable histoire de second Baccalauréat, ça me dépassait je vous avoue, j'avais pas les capacités intellectuelles pour résoudre un tel imbroglio, je pouvais juste hocher la tête et regarder passer les voitures.