Je l'écoute poliment, il ne faut jamais contrarier les fous, alors je fais oui oui, vous avez sûrement raison, j'y songerai, et puis je décide d'abréger avant qu'il ne devienne dangereux, je change de conversation, à cent quatre-vingts degrés je tourne mes phrases. Vous avez une superbe armoire chromée, que je lui lance, c'est une Robert amp; Sons si je ne m'abuse? Dans le combiné on explose de fierté, oui! une vraie Robert amp; Sons, je me suis ruiné pour l'acheter mais je regrette pas, elle doit faire pas mal de jaloux ou je me trompe? Il se vantait, et moi je regardais son armoire, elle était belle à en crever, de mille feux elle brillait, le chrome quand c'est entretenu il n'y a rien de plus beau. L'effet de contraste avec sa vie déglinguée était saisissant, j'en ai eu la gorge nouée, au revoir, je lui ai dit un peu précipitamment. Portez-vous bien, qu'il m'a répondu, et méditez mon conseil, débarrassez-vous des papiers avant qu'il ne soit trop tard, vous avez déjà fait le premier pas, c'est le plus difficile, maintenant il faut persévérer. Oui oui bien sûr, j'ai fait lâchement et j'ai raccroché. Puis j'ai tiré les rideaux pour ne plus le voir.

C'est le moment que choisit Marko pour réapparaître, il vient de terminer sa journée à l'Institut, c'est chez moi qu'il va directement, une autre idée lui était venue, plus fine l'idée, plus réfléchie, vous verrez tout à l'heure. Il entre et il voit de suite mes yeux cernés, l'Arche de Noé dans l'appartement, ça lui fait de la peine, les bras lui tombent à mon pauvre ami, il doit se dire que je suis bien malade, que je ne fais aucun effort, un ingrat je suis. Oh il ne parle pas le Marko, aucun reproche non, c'est à sa mine consternée que je vois sa déception, et pourtant il ne se laisse pas abattre, il continue son travail de sape, sa prédication dans le désert. Il remarque les restes de papier brûlé, qu'est-ce que c'est? demande-t-il. Laisse tomber c'est un papier brûlé, j'avoue à contrecœur, ma honte est vivace à cet instant. Le moment de stupeur passé, il réagit très sobrement, c'est pas grave, me console-t-il, un peu de folie ne nuit à personne, l'essentiel c'est de se reprendre un jour, nous ne sommes pas des machines. Son attitude m'enlève une masse de la conscience, alors je lui confesse mes péchés, ma terrible complaisance envers moi-même, l'atroce sarabande des tarés. Je ne me sens même plus fautif, je lui dis, j'ai l'impression que je ne m'appartiens plus. Il m'écoute en m'écrasant l'épaule, je sanglote dans son pull-over qui me sert de refuge, sa compréhension c'est du baume au cœur qui se déverse sur votre serviteur, moi qui n'en ai jamais eu de compréhension de la part de personne, ça me fait du bien de pleurer, ça nettoie l'organisme, on se sent plus frais, si ce n'est pas du repentir que je ressens à cet instant, alors qu'est-ce que c'est?

La porte sonne, c'est la Harley avec sa bande, elle revient chercher son blouson l'imbécile, ça vaut la peine de voir comment Marko les accueille. On dirait qu'il a quadruplé de volume, il se dresse entre eux et moi, il serre ses poings, sa voix descend d'une octave, dehors! il leur ordonne, disparaissez démons, vade retro satanas! Et eux, impressionnés par son intransigeance, débarrassent le plancher, ils s'enfuient la queue entre les jambes, ils montrent leur vraie nature de poltrons, oubliés leurs beaux discours sur la Révolution, quand il s'agit de brûler les papiers des autres ils sont là ces pousse-au-crime, mais les a-t-on déjà vus brûler un des leurs? ça jamais, les risques ce sont les autres qui les prennent, je le voyais nettement, Marko me servait de révélateur sur leur nature hypocrite. Sus aux petits-bourgeois! ont-ils le temps de crier avant que Marko se lance à leur poursuite, on aurait dit la Justice poursuivant le Crime, ils décampaient dans l'escalier en faisant un boucan de Jugement dernier, plus jamais on ne reviendra! enrageaient-ils, vendus!

Quand l'immeuble fut nettoyé de leur présence, on se prit une tisane avec Marko, je buvais mon jus de sachet en regardant le monde avec reconnaissance, Marko surtout, encore une fois il était intervenu pour ma peau, cette fois-ci le péril était plus grand encore, imaginez un peu ce que je serais devenu si j'avais suivi ces enragés dans leur idéologie de rejet?

C'est en toute humilité que je lui parlai alors. Que dois-je faire Marko? guide-moi! et lui de me répondre le plus sérieusement du monde: cette nuit, à force de penser à ton problème, j'ai eu une illumination. Tu dois te repentir mon fils, tu dois faire pénitence. Je croyais entendre le curé alors j'éclatai de rire, il se lève aussitôt piqué, je dis holà! je ne voulais pas te vexer, excuse, je sais ce que je te dois et je cherche sincèrement à me sortir de l'ornière, seulement les références religieuses ne sont pas pour moi, ça fait longtemps que je ne crois plus, j'entre pas dans les détails mais c'est contraire à ma vision essentiellement évolutionniste de l'Univers. Rassure-toi, qu'il me dit, je ne vais pas te faire un catéchisme, moi-même je ne tiens pas la religion en grande estime, mon discours il fallait le comprendre au figuré, tu dois retrouver la foi du Baccalauréat, c'est une foi supérieure comme la foi en la dignité de l'homme, voilà ce que je dis. Regarde, un beau matin il a disparu comme un avion qui tombe du ciel, à première vue ce fut arbitraire et injustement brutal mais qui te dit que ce n'est pas la sanction pour un péché que t'aurais commis sans t'en rendre compte? Un péché? mais lequel? je voyais pas. Je ne sais pas non plus, qu'il fait, trop d'arrogance peut-être, une certaine désinvolture avec le Baccalauréat, tu n'y pensais peut-être pas aussi souvent que t'aurais dû, que sais-je encore? c'est un grand mystère, nous touchons là aux limites de la connaissance, un fait cependant reste certain: il n'est plus dans ton dossier “B”, et le principe de causalité nous dit qu'il doit y avoir une raison. Ce n'est pas parce qu'elle est invisible qu'elle n'existe pas. C'est là que la foi intervient. Je t'assure, qu'il continue, le Baccalauréat peut apparaître aussi brusquement qu'il a disparu, il n'y a rien d'impossible à ceux qui ont le credo, souviens-toi de Moïse et de la mer Rouge.

Alors nous nous sommes mis à prier. C'était une prière sans paroles, qu'on adressait dans le vide comme une bouteille à la mer, mais une prière d'une densité de diamant et d'une sincérité comparable, ô mon Baccalauréat, où que tu sois, entends le cri du martyr! soulage sa souffrance! je t'adore ô mon soleil! tellement transporté j'étais que je jurai repentir de tous les péchés que j'aurais pu commettre par ignorance, si fort je le criai dans ma tête qu'on devait sentir ma foi plus intense que jamais, de la foi en fusion comme de l'obsidienne qui coule, malléable par les accrocs du terrain mais translucide, et dure quand elle refroidit, de cette dureté que possède l'épingle d'un entomologiste.