Je retrouve Olive à quinze heures au Saxo – nous avons prévu d'aller assister à un concert en plein air à la Villette à dix-sept heures. Elle est seule, sale et accablée mais je n'y accorde pas d'attention particulière: elle est accablée depuis des jours et des jours, et sale souvent. Elle porte une sorte de djellaba informe et usée, couleur caca d'oie, son petit chapeau de maçon bleu décoloré et des sandales de cuir marron. Quand j'entre dans le bar, elle regarde dans le vide en faisant tourner sa tasse sur la soucoupe. Le Rouge et le Noir est posé devant elle.

– C'est nul, marmonne-t-elle.

Nous ne restons pas longtemps. Olive est désespérément absente, elle n'écoute ce que je lui dis que pour me faire plaisir et ne répond que par oui ou par non aux questions que lui posent les habitués qui passent un instant à notre table – ou bien par des phrases qui semblent n'avoir aucun rapport avec ce qu'on lui demande (je suis le seul à pouvoir deviner, et pas plus d'une fois sur cinq, le raisonnement qui fait le lien entre la question et la réponse). Suzanna, une fille que je n'ai pas vue depuis plusieurs semaines mais qui sait que j'ai mes habitudes dans ce bistrot, passe me dire bonjour.

– J'étais dans le quartier…

Elle ne reste que peu de temps assise avec nous et quitte le Saxo avec un air presque dégoûté – choqué, en tout cas. À peine rentrée chez elle, elle téléphone à une amie que nous avons en commun, Anne, et lui dit:

– J'ai vu Titus. Il est avec une folle SDF.

À la Villette, pendant que nous attendons le début du concert assis dans l'herbe, Mabel commence à s'agiter. Le groupe, dirigé par Arnaud, accordéoniste et mari de mon amie Catherine, s'appelle Swing Gadje. Ils jouent de la musique tzigane. Dès la première chanson, Olive se lève et se met à danser, seule face à la scène devant des centaines de spectateurs immobiles. Elle saute sur place, virevolte et tourbillonne comme un derviche tourneur. Ses joues rougissent vite. Ses yeux se voilent. Ses cheveux secs et défaits, qui semblent n'avoir jamais été brossés, lui donnent l'allure d'une démente en permission – impression que confirme son visage esquinté. Elle est inquiétante, bouleversante, trempée de sueur.

Même si je sais qu'elle danse dès qu'elle en a envie, je devine sans peine que ses mouvements violents n'ont rien de naturel, cette fois. Je me lève pour lui demander d'arrêter, ou du moins de ralentir le rythme, craignant qu'elle ne finisse par tomber dans les pommes, mais elle est déjà hors d'atteinte. Elle essaie de m'entraîner avec elle, et sentant que je résiste et continue à vouloir la maîtriser, elle me regarde d'un air perdu, s'interrompt un instant comme si elle hésitait, puis me repousse et se remet à danser fiévreusement. Je vais me rasseoir, on verra bien, je n'ai pas le droit d'intervenir, de lui imposer mes limites.

Deux femmes la rejoignent timidement. Dix minutes plus tard, la plus jeune s'approchera d'elle et lui demandera si elle donne des cours de danse, et où. Petit à petit, des spectateurs s'enhardissent et viennent se joindre à elles devant la scène. Après quatre ou cinq chansons, ils sont près d'une centaine autour d'Olive. Je ne la quitte pas du regard, j'ai peur qu'elle s'effondre, à bout de forces et d'énergie – elle titube, elle chancelé, je me demande comment elle tient encore debout, comment elle peut encore respirer. Malgré le monde et le manque de place, personne ne s'approche à plus d'un mètre d'elle. Trois enfants laids, dont la sourde crétinerie est déjà inscrite sur le visage pour le restant de leurs jours, la montrent du doigt et se bidonnent comme des pourceaux ivres.

Avant la fin du concert, Mabel tombe. Ceux et celles qui dansaient à côté d'elle s'immobilisent, interdits, je bondis sur mes pieds, me faufile entre eux et m'agenouille près d'elle. Elle est inconsciente mais reprend ses esprits dès que je la secoue. Je la ramène vers l'herbe en la tenant sous les bras: elle est inondée de sueur, chaude comme une bouillotte, amorphe et renfermée. Ses yeux ne sont plus que deux pastilles rougeâtres qui ne reflètent rien. Je l'assieds et lui verse une bouteille d'Évian entière sur la tête.

Encore une fois, je me demande s'il ne vaudrait pas mieux aller consulter quelqu'un. Ne serait-ce que pour qu'on lui donne des médicaments plus adaptés. Non, je ne veux pas que les médecins la touchent.

Quand le groupe quitte la scène, nous nous dirigeons vers les coulisses, péniblement, à contre-courant. Dans la cohue, je passe près de l'un des trois porcelets de sept ou huit ans qui se moquaient d'elle et lui envoie un coup de pied de footballeur débutant dans le tibia. Il pousse un hurlement bestial, mais le temps que sa mère se retourne et le repère, nous avons déjà disparu dans la masse ondulante. Ce n'est pas très noble de ma part, mais je ne le reverrai probablement jamais. C'est toujours ça de pris sur le porc malveillant qu'il va devenir.

Olive salue et félicite les musiciens un à un. Avec chacun d'eux, elle se montre calme et attentive. Je lui présente Catherine, qui la regarde immédiatement avec une douceur et une attention quasi maternelles, et Arnaud, qui la remercie d'avoir incité les gens à danser, même s'il sait bien qu'ils ne seraient pas restés assis de toute façon. Lorsque nous partons, elle embrasse tous les musiciens et même leurs amis – plus d'une quinzaine de personnes.

(Le lendemain, Catherine me téléphone: «Elle est émouvante, elle est généreuse, elle est vivante. Ne la quitte pas, celle-là.» De toutes les personnes à qui j'ai présenté Olive, je crois que Catherine est la seule qui ne m'ait pas plus ou moins explicitement conseillé de la fuir au plus vite.)

Le soir, je laisse un message sur le répondeur de Marie-Sophie pour lui faire part du revirement de situation et lui demander de nouveau son aide. En raccrochant, je me dis que c'est certainement une dangereuse erreur dont je pourrais me mordre, me sectionner et m'avaler les doigts. Si Olive pique une crise en plein New York – ce qui est plus que probable, logiquement, étant donné ce qui se passe depuis plusieurs jours -, je n'ai qu'une notion très imprécise de ce qui arriverait. Si elle se déshabille en pleine rue ou se met à danser comme une possédée dans un restaurant, je risque de me laisser rapidement déborder par les événements. J'ai le pressentiment qu'ils ne badinent pas avec la loi et l'ordre, par là-bas. Et puis quand on est loin de chez soi, on dira ce qu'on voudra, c'est pas pareil. J'ai beau me concentrer en fermant les yeux, je nous imagine mal aux mains de la police new-yorkaise. Je ne me vois pas non plus la confier, contraint et forcé, au système psychiatrique américain. Elle disparaîtrait dans un immense labyrinthe blanc et froid et je ne la retrouverais plus jamais. J'en vibre d'effroi, mais c'est ce qui peut fort bien se passer si nous y allons. Or nous y allons. Car je sais que je ne peux plus faire marche arrière. Ce que je ne sais pas exactement, c'est: pourquoi?

Courage, Titus Colas. Après tout, il y a bien des gars qui font de longs voyages avec de la nitroglycérine dans la poche (par exemple les terroristes gravement malades de la tête). Il me reste un peu plus de deux semaines pour essayer de la rendre plus sereine et plus civilisée. C'est largement suffisant.

Le lendemain, je me réveille avec la même douleur à l'épaule que la veille, mais je n'ai pas l'esprit à m'en soucier: une tâche importante et délicate m'attend, entreprendre sérieusement sa remise en état. Dès le café servi («Non merci…»), je lui propose d'interrompre son traitement, peut-être quelques jours seulement, pour voir ce que ça donne. Elle hésite, se gratte énergiquement le menton, puis refuse. Elle préfère ne pas trop jouer avec la susceptibilité de ses nerfs, redoutant les réactions qu'elle pourrait avoir dans l'univers hasardeux de la vie quotidienne sans cette protection chimique. Moi aussi, à vrai dire, je redoute. Mais il faut bien tenter quelque chose. (Sous sa peau fine, ses nerfs m'observent d'un mauvais oeil.) Je me demande pourquoi on dit toujours qu'il faut bien tenter quelque chose. Ce n'est pas obligatoire, il me semble.

Finalement, c'est Bruno qui nous vient en aide, malgré lui – il pensait même nous jouer un sale tour, mais on se trompe parfois dans ses calculs. Depuis qu'Olive l'a quitté, il passe quotidiennement chez elle (car il possédait et a gardé un double de ses clés, bien entendu) et y reste quelques heures. Il ne l'y trouve jamais, du moins je crois, car elle dort toutes les nuits chez moi et ne remonte ses six étages qu'une fois par jour, pour se changer et redescendre aussitôt. À chacun de ses passages, il lui laisse des lettres, des mots qu'il disperse partout, des cassettes audio, des photos qu'il colle aux murs ou qu'il pose sur ses affaires et au dos desquelles il inscrit toujours un texte court pour la culpabiliser, la supplier de revenir ou la traiter d'ingrate et de petite pute. (Sur l'une des photographies, Olive pose dans un champ, appuyée contre une clôture. Sa chemise est déboutonnée, elle se touche un sein. Derrière elle, dans l'herbe, on voit un lapin.) Il ne repart jamais les mains vides. Peu à peu, il lui reprend tout ce qu'il lui a offert depuis quatre ans, en particulier les vêtements (il en emporte même certains qu'elle s'est achetés elle-même – tout est bon pour qu'elle se sente nue et perdue sans lui). On dirait qu'il a investi dans une affaire qui ne peut plus rien rapporter et qu'il décide à présent de reprendre ses billes. Sur l'un des mots qu'il lui écrit, il explique que c'est pour éviter que je mette mes doigts sales sur ces robes et les souille de mon sperme malsain (ces tenues sont sacrées, je suppose, car elles symbolisent l'amour, le beau, le pur). En réalité, je crois que c'est plutôt pour faire comprendre à Olive qu'elle lui doit tout – il a donc le droit de tout lui retirer s'il juge qu'elle n'est plus digne de sa bonté. Ça empeste le fameux «Je t'ai ramassée dans le caniveau, je peux t'y renvoyer quand je le décide».

Olive me raconte que, lorsqu'ils se sont rencontrés, il a jeté d'autorité, un jour qu'elle était sortie, tous les vêtements qu'il ne trouvait pas convenables, trop vulgaires pour celle qu'il allait désormais promener à ses côtés – une robe trop transparente, un short trop court. Ce qui signifiait clairement: «Maintenant tu m'appartiens, tu vis selon mes règles. Et ne te méprends pas: si je fais ça, c'est pour ton bien.» Il s'est débarrassé également de toutes les photos que d'autres avaient faites d'elle jusqu'alors, dont certaines auxquelles elle tenait. Pendant quatre ans, il a tenté de la façonner comme il le désirait, distribuant punitions quand elle fautait et bons points quand elle semblait enfin raisonnable, alternant savamment les interdictions strictes et les permissions généreuses, l'encourageant à devenir plus adulte, plus indépendante, plus active, tout en lui faisant constamment sentir qu'elle était puérile, oisive, inconstante, et qu'elle avait besoin de lui. Pour lui mettre les points sur les i, il a même poussé la bassesse jusqu'à noter méticuleusèment chaque franc qu'il lui «avançait» en guise d'argent de poche. Aujourd'hui, tout en sachant qu'elle n'a pas un sou, il lui réclame le remboursement de la somme totale, vingt-huit mille francs. Manifestement, elle l'a déçu. C'est du moins ce qu'il tente pitoyablement de lui faire croire.