– Viens me sodomiser, s'il te plaît.

– Attends…

– C'est Rico, articule Stéphanie en rapprochant sa chaise plastique de celle de Gilles.

– C'est un… Il est… Pourquoi tu as un lapin?

– Titus, je veux te sentir dans mes fesses, SODOMISE-MOI!

Je me retourne complètement paniqué, Olive a remonté sa grande robe bleue sur ses reins, elle porte des bas mais pas de culotte, la Belle au bois dormant joue les salopes. Tant pis pour les convenances: on va y aller, nous.

– Non, Olive, on fera ça plus tard!

Je sens sur ma nuque le regard meurtrier de Rico, te lapin anormal, et me retourne vivement. Il est là. Les cinq humains sont si estomaqués par ce qu'ils voient dans le jardin, le cul de la Belle au bois dormant, que j'ai l'impression qu'ils ont tous reculé d'un mètre – pas lui. Les deux femmes ont les cheveux qui tombent. L'informaticien funèbre s'étrangle avec un grain de riz. Le gynécologue lui-même semble en oublier le boulot. Le castor a les yeux turgescents.

Quand le monstrueux lapin, qui profite de la stupeur de Stéphanie pour lui échapper des mains, plonge comme une fusée sous la table, je cède à un réflexe d'une grande stupidité: je me lève d'un bond, faisant tomber ma chaise derrière moi et manquant de justesse de partir à la renverse avec elle. Je réalise aussitôt ma bêtise et, pour sauver les apparences, je pivote en déséquilibre et me dirige vers Olive car il est grand temps de partir.

Elle s'est relevée et se frotte maintenant contre un arbre, comme une girafe qui se masturbe. Je la prends par les épaules, je tente de la maîtriser mais le délire lui donne des forces.

– Laisse-moi. Il fallait venir tout à l'heure. J'aime les arbres. J'aime les arbres. J'aime les arbres.

Je la serre dans mes bras de toutes mes forces, lui parle doucement à l'oreille, lui glisse discrètement un doigt dans la chatte et l'embrasse jusqu'à ce qu'elle se détende et reprenne son souffle. Elle accepte finalement de se détacher de l'arbre, de se laisser conduire vers la lumière, mais elle est secouée de convulsions nerveuses, ses lèvres tremblent, et je me dis qu'elle peut me frapper ou se sauver en courant d'une seconde à l'autre. Je vais l'emmener aux urgences psychiatriques de l'Hôtel-Dieu.

– On s'en va, Stéphanie.

– Mais vous n'avez rien mangé… Gilles? Tu es sûr, Titus?

Olive fait le tour de la table et embrasse tout le monde, patiente et épuisée. Même pour le castor, c'est une délivrance. Il reste sur ses gardes, comme les autres, et n'ose plus rien dire. Je me contente d'un petit signe de main vers chacun, puis nous suivons Stéphanie soulagée dans les couloirs de la maison. Malgré les circonstances, je ne peux m'empêcher de regarder autour de moi, par les portes entrouvertes, pour voir si le gros Rico ne me guette pas quelque part dans l'ombre.

Avant de sortir, Olive remercie au moins cinq ou six fois Stéphanie pour son invitation, son accueil, le repas qu'elle a préparé. Elle paraît sincère, hystériquement sincère. Elle me fait penser à Gena Rowlands dans Une femme sous influence. Je crois qu'elle s'appelait Mabel.

Je reste quelques secondes seul avec Stéphanie dans l'entrée, pour la remercier à mon tour et surtout pour nous excuser de ce départ précipité, ainsi bien sûr que de la confusion que nous avons semée. J'espère que nous n'avons pas gâché la petite fête.

– Non, dit-elle en souriant tristement. Maintenant, ça va nous faire un sujet de discussion, au moins.

Je la revois quelques années plus tôt, quand elle me demandait de la prendre par-derrière pendant qu'elle faisait la vaisselle dans le lavabo de sa chambre de bonne, pour se donner des frissons de ménagère soumise. Ça nous faisait rire.

Avant de refermer la porte sur moi, elle me dit:

– Fais attention quand même, hein. Ce n'est peut-être pas une fille pour toi, je ne sais pas. Enfin… sois prudent.

Dès que nous sommes seuls sur le trottoir, Mabel laisse ses nerfs se relâcher. Nous trouvons un taxi assez rapidement, du côté de Corvisart et, en m'installant près d'elle à l'arrière, je renonce à l'emmener à l'Hôtel-Dieu. Ce serait un abandon, une lâcheté, un pacte avec cette société frileuse et médiocre dont le seul carburant est la trouille, comme disent les rebelles énervés. La crise est passée. Jusqu'à la Seine, elle est même presque inconsciente sur la banquette, comme si tout son être se rechargeait, en veilleuse, après cette heure de surrégime. Quand nous passons devant le Louvre, elle m'explique qu'elle s'est conduite ainsi de manière tout à fait consciente, pour tenter d'apporter un contrepoids vivant à l'inertie soporifique de la soirée. Ces gens fades et raisonnables la désespèrent. Et comme d'habitude, elle ajoute:

– De toute façon, j'avais trop d'énergie dans le corps. Il fallait que ça sorte.

Mabel ne se rend pas compte de son décalage, de l'écart entre elle et le monde, elle ne voit pas le vide sous ses pieds. Je reste avec elle, je resterai toujours avec elle puisque c'est désormais dans ma nature, si l'on peut dire, mais je me demande ce qui va m'arriver.

Dans la nuit, avant de s'endormir la main sur ma bite, elle me reparle de mariage, d'enfant, de voyage à New York. Mais à son regard, au ton de sa voix, et après ce qui vient de se passer chez Stéphanie, je sens que ce n'est pas réellement par envie ni par ivresse amoureuse, mais plutôt par nervosité, par désespoir – comme on finit par poser toutes ses plaques sur un seul numéro, à la roulette, quand on a beaucoup perdu. Pourtant, je dis oui à tout. Oui nous allons partir à New York, oui nous allons nous marier, oui nous allons avoir un enfant. Je sais que je m'engage sur un chemin qui mène à une falaise mais, pour une raison qui m'échappe (et je me dis qu'il vaut mieux ne pas y réfléchir), je ne peux pas faire autrement. Après toutes ces années d'errance insouciante un peu partout, j'ai besoin d'aller voir ailleurs.

Le lendemain, je me réveille avec une douleur lancinante dans l'épaule droite. J'ai dû dormir de travers, un bras coincé sous l'oreiller ou sous le corps d'Olive: je n’ai pas l'habitude de passer la nuit avec quelqu'un. Depuis quinze ans, je me suis toujours efforcé de partir à l'aube en inventant un prétexte quelconque – j'attends le plombier à neuf heures, j'ai un rendez-vous très tôt a l'agence, mon chat détruit tout si je le laisse trop longtemps seul -, à la fois pour le plaisir de traverser des quartiers étrangers encore endormis, et bien sûr pour ne pas me réveiller en plein après-midi collé contre une fille que je connais à peine, qui va me proposer de me servir de la brosse à dents bleue, elle est neuve, ou de l'accompagner à la Poste (lorsque ça se passait chez moi – le plus rarement possible -, je suggérais à la fille de partir, uniquement de manière subtile voire télépathique car je ne suis pas un sagouin, et si elle ne réagissait pas, je la maintenais éveillée par des moyens sportifs (ce n'est pas toujours agréable, et surtout de moins en moins facile avec l'âge – mais la courtoisie est à ce prix et la dignité d'autrui mérite bien quelques efforts) jusqu'à neuf ou dix heures du matin, quand il devient saugrenu de songer à dormir). Je ne connais donc pas encore parfaitement les principes fondamentaux de l'emboîtement des corps pendant le sommeil: il est possible qu'une position peu réglementaire, choisie à la pop art par le profane trop romantique que je suis, m'ait niqué l'épaule.

C'est peut-être aussi à cause de ce que j'ai pensé hier soir, en souhaitant lâchement être téléporté à l'autre bout de Paris quand Olive commençait à dérailler. J'ai proposé de donner mon bras droit pour ne pas avoir à affronter le regard des gens normaux face à l'excentricité de ma fiancée. Je déteste qu'on me juge mais ne serais pas étonné qu'un despote céleste qui n'a rien d'autre à faire en ce moment ait eu l'idée de me châtier. Je me souviens de ce que nous répétait ma mère (que le despote qui a son âme soit assez miséricordieux pour la laisser siffler un coup de kir divin de temps en temps) à chaque fois que ma sœur ou moi faisions une bêtise: «Le petit Jésus va te punir.» Ça me terrorisait. Je ne comprenais pas pourquoi c'était le «petit» Jésus qui allait nous punir. A la rigueur, je pouvais admette que Jésus à l'âge adulte soit sévère et susceptible au point de vouloir nous faire passer l'envie de recommencer. Il a pourtant l'air gentil comme tout, avec sa bonne barbe, ses yeux doux et ses longs bras mous, mais un adulte est un adulte, on ne peut pas attendre de lui des miracles d'indulgence. Enfin, c'était tout de même dur à avaler, avec tout le bien qu'on nous disait de lui. Mais imaginer que le petit bébé qu'on voyait dans la crèche à Noël allait venir nous régler notre compte, là, non. Ou alors il valait mieux que j'évite d'y penser car je me mettais à trembler d'épouvanté des pieds à la tête. Dès que ma mère menaçait «Le petit Jésus va te punir!», je l'imaginais gronder dans son berceau de paille, se lever d'un bond et se précipiter sur moi aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes potelées. Je voyais ses yeux ronds, méchants, injectés de sang, ses petites dents pointues dégoulinantes de salive, ses doigts boudinés qui s'apprêtaient à m'empoigner les cheveux ou à m'étrangler… La vision de cette chose rosé et dodue qui m'avait choisi pour cible me glaçait le sang.

– Le petit Jésus va te punir.

– Non, pitié! Pas le petit Jésus!

Bref, j'ai mal à l'épaule et c'est probablement l'abominable petit Jésus qui m'a puni – car même si c'est dû à une mauvaise adaptation au corps endormi de ma première véritable conjointe, on peut considérer que ce sauvage intraitable cherche à me faire regretter toutes les nuits que j'ai refusé de passer dans les bras de celles qui risquaient de m'entraîner à la Poste.

Après le café, la douleur a déjà disparu. C'est agreable, la religion: en dix minutes, on se fait pardonner quinze ans de mauvaise conduite. («Dans tes rêves…» ricane le petit Jésus.)

Mabel est sortie dès le réveil, sans se laver ni boire une goutte de mon café. Elle est allée passer une heure avec Bruno, qu'elle a appelé la veille d'une cabine en me faisant croire qu'elle téléphonait à sa mère et qui l'a suppliée d'accepter de le revoir, mais je ne sais rien de tout ça – je l'apprendrai plus tard, lors du déménagement, en lisant (malgré tous mes efforts de résistance intègre) l'une des innombrables lettres qu'il lui envoie ces jours-ci. Avant de partir, j'appelle Florence à Nouvelles Frontières pour savoir si elle peut nous trouver deux billets pour New York du 20 août au 5 septembre. Elle a la délicatesse de ne pas me poser trop de questions, rigole un peu et ressort des fichiers de son ordinateur avec la même conclusion que la première fois: «Pas de problème, Titus.» Pour l'appartement, je téléphonerai à Marie-Sophie ce soir afin de ne pas la réveiller. Je commence à avoir le coup de main.