Dès les premières minutes, je comprends que j'ai eu tort de l'amener là. La crise a commencé dans le taxi, un peu plus tôt que les soirs précédents. Ses mains devenaient moites, elle serrait les dents, riait sans raison, exaltée par n'importe quoi – un passant qui frappait dans ses mains et parlait tout seul en marchant, par exemple. Quand Stéphanie et Gilles ont accusé réception de la soupière, j'ai cru qu'elle allait fondre en larmes ou s'énerver («Ben quoi? Elle vous plaît pas, ma soupière? C'est tes amis, ça, Titus?»). Maintenant, elle est assise près de moi et n'ouvre pas la bouche. Sa cuisse tremble sous ma main. Je commence à la connaître, je sais que rien ne la révolte davantage que les gens sérieux et ennuyeux – les gens impolis, peut-être. Ici, c'est le bagne, pour elle. Nous dînons dans un jardin agréable par une chaude soirée d'été, comme on dit quand la vie est belle, mais l'atmosphère est métallique et crispante. On ne parle pas beaucoup, on se contente d'échanger de manière presque administrative quelques propos creux sur le métier de chacun, la nouvelle Lancia ou les vacances à venir. Je pense que c'est elle qui les embarrasse. Elle porte une impressionnante robe de satin rouge et bleu à manches bouffantes et une toque de fourrure noire (avec ses cheveux blonds que le chapeau plaque de chaque côté de son visage, on dirait une espionne russe irrésistible déguisée en Belle au bois dormant). J'étais chez elle lorsqu'elle a choisi cette tenue, elle en a essayé sept ou huit autres avant de se décider. Elle voulait sincèrement leur faire plaisir. Mais à mon avis, ils la prennent pour une pouf arriérée qui se sait belle. D'autre part, il suffit de l'observer quatre secondes pour deviner qu'elle n'est pas au mieux de sa forme mentale: elle a les joues et les yeux rouges, elle fixe quelque chose d'invisible droit devant elle, ses mains se crispent sur le satin bleu de sa robe, elle se mord les lèvres – heureusement, ils ne savent pas qu'elles sont froides. Son cocard, sa pommette gonflée et sa bouche abîmée complètent le portrait. Elle fait peur. D'ailleurs, lorsque nous sommes arrivés et qu'elle a salué aimablement tout le monde, comme à son habitude et malgré sa tension extrême, la femme espadrille, qui est vendeuse chez Habitat, et le célibataire funèbre, qui est informaticien, ne lui ont pas répondu – pris de stupeur, je suppose. Sans rien faire et sans rien dire, elle met tout le monde mal à l'aise. Moi compris.
Je ne sais pas ce qui va se passer, mais c'est imminent. J'ai l'impression d'avoir la main sur le capot d’une voiture de course qui patine à plein régime. Les autres le sentent aussi, d'ailleurs. Ils la surveillent du coin de l'œil et parlent de moins en moins, comme s'ils craignaient de rater le début du spectacle par inadvertance. Ça va démarrer d'une seconde à l'autre, ça va exploser. Je donnerais mon bras droit pour être instantanément téléporté avec elle chez moi. Colas au capitaine Kirk, Colas au capitaine Kirk. Répondez, capitaine. Deux téléportations en urgence… Qu est-ce qui se passe, nom d'une pipe? Colas à la passerelle! Vite!
– Vous vous êtes déjà fait lécher par un chat? demande-t-elle d'un ton poli et désinvolte à la vendeuse de chez Habitat.
Vous me paierez ça, Kirk.
– Euh… Oui, bien sûr.
– Lécher la chatte, je veux dire.
Personne ne moufte. Personne ne songe même à s'indigner, ni à rire. Les mâchoires pendent, j'aperçois des rondelles de saucisson à demi mâchées, de la bouillie de chips. La vendeuse est pourpre, congestionnée. Je pense que mon rôle est d'intervenir pour relancer la soirée.
– Ah elle est directe, hein? C'est pour ça que je l'aime.
– Oui, elle…, balbutie Stéphanie en cherchant le regard de Gilles en soutien. Ça surprend, quoi.
– Vous n'avez pas essayé, Stéphanie? C'est très agréable. C'est râpeux, mais juste ce qu'il faut. Il suf fit d'écarter les jambes et d'installer le chat, il comprend vite.
– Ah…
– Avec un chien, c'est marrant aussi, mais moins bien. Ils ont de grosses langues toutes molles, c'est plus dégoûtant. Mais ils adorent ça.
L'ambiance se dégrade, c'est indéniable. Les cinq convives la regardent comme si elle venait de déclarer qu'elle vouait un culte à Hitler, à son bon sens et à ses méthodes ingénieuses. Ils émettent des sons indistincts et commencent à se comporter de façon singulière: l'informaticien verse du gamay dans son Coca, la vendeuse ne lâche pas ses genoux des yeux (soudain minuscule, elle ressemble à une élève qui ne veut surtout pas être interrogée aujourd'hui), Gilles le gynécologue fronce douloureusement les sourcils en mâchant un morceau de tarte aux poireaux qu'il semble trouver infecte. Seul le mari de la vendeuse, un petit vicelard qui travaille chez Castorama (et qui, d'ailleurs, a une tête de castor), engage le dialogue avec Olive, pour l'éperonner, la chauffer comme il faut et pouvoir raconter ça demain à ses potes du rayon matériel électrique, ou pour montrer à sa femme ce que c'est qu'une vraie gonzesse comme il en aurait voulu une (je m'attends à le voir se retourner vers la vendeuse recroquevillée et lui lancer «Tu vois, je suis sûr qu'elle suce, elle, au moins!»). Manifestement, Olive ne peut plus se retenir. Le paroxysme de la crise est proche. Elle ne tient plus assise sur sa chaise en plastique blanc et se met à raconter n'importe quoi: elle donne beaucoup de précisions sur sa vie sexuelle à qui veut l'entendre (le type de chez Casto) et aux autres, mais elle lance aussi de temps en temps des phrases qui n'ont rien à voir avec ce dont elle parlait l'instant d'avant.
– Un jour, un médecin qui me prenait en photo nue m'a fait jouir simplement en m'effleurant les jambes du bout des doigts, je n'en revenais pas. C'est une technique chinoise, je crois. Ce que je préfère, dans un hôtel, c’est le bar. On y est toujours tranquille. Pour dessiner, c'est parfait.
Personne ne sait que la séance de photos avec ce médecin se déroulait dans un grand hôtel, qu'ils sont allés boire un verre au bar ensuite et qu'elle y est revenue plusieurs fois seule pour dessiner.
– Je vais offrir un dessin à ma cousine, pour son mariage. Je n'arrive pas à le terminer. C'est moi qui lui ai appris à se masturber, quand on était petites. J'espère qu'elle aimera mon cadeau. Ce n'est pas parce que c'est cassé et réparé que ça ne vaut rien.
Elle parle de la soupière. Ils la dévisagent sans rien dire, comme un tueur imprévisible qu'il vaut mieux éviter de contrarier. Ils la croient gravement malade – moi je sais que non, mais je sais également que pour l'instant je ne peux rien faire pour l'arrêter. Seul le castor continue de la relancer en s'évertuant, le front buté, bovinement concentré sur un seul objectif, à l'orienter de nouveau vers le cul dès qu'elle s'en éloigne. Elle ne s'adresse bientôt plus qu'à lui, mais tout en répondant docilement (et bêtement, en apparence) à ses questions ou à ses remarques, elle l'enfonce petit à petit dans sa misère. Plus elle sent qu'il s'excite, plus elle voit les muets se ratatiner sur leurs sièges, plus elle insiste. Mais au bout d'un moment, ça ne l'intéresse ou ne l'amuse plus. Les quatre muets sont atterrés, vidés de leur substance, et la bave du castor ruisselle dans sa salade de riz. Il a décroché un rendez-vous avec elle pour mercredi prochain à dix-neuf heures au bar du Grillon – à sa droite, sa femme est dans le coma.
Olive vient s'asseoir sur mes genoux et m'embrasse fougueusement, sans tenir plus compte des autres que si nous étions déjà rentrés à la maison. J'ouvre la bouche, laisse entrer sa langue, je ne sais pas quoi faire. Je ne sais même pas si j'ai envie de rire ou de m'enfuir. J'aime bien Stéphanie, et Gilles par conséquent, je ne veux pas gâcher leur soirée. J'aime Olive, je ne veux pas la repousser, me ranger du côté des coincés et la laisser seule dans son trouble. Je lui ôte sa toque et lui caresse les cheveux pour la calmer mais je vois bien, à ses yeux vitreux, à son sourire détraqué, qu'elle est désormais inaccessible, que ses nerfs (ou les médicaments, je n'en sais rien) ont pris le dessus sur sa raison. Elle passe les mains sous mon tee-shirt, me griffe les flancs et le dos, me mord sauvagement, comme si elle voulait me manger un morceau de joue ou de cou, et murmure plusieurs fois dans mon oreille:
– J'ai envie de baiser. J'ai envie de baiser.
Elle part à la dérive. Je regarde Stéphanie en haussant les sourcils. Elle me sourit d'un air impuissant et tourne les yeux vers Gilles. Le plus sage serait de rentrer tout de suite, mais nous sommes là depuis à peine plus de vingt minutes. Je m'écarte un peu d'Olive pour pouvoir tendre le bras et attraper une bière sur la table. S'estimant rembarrée, elle se lève brusquement et s'en va marcher dans le jardin, derrière moi, en caressant les arbres du plat de la main. Une petite fille qui rêvasse ou chantonne dans la forêt. Je sens qu'elle va hurler.
À table, ils essaient laborieusement de se remettre à discuter – je pense à des gens entassés dans une cave pendant une alerte aérienne, ils parlent le plus naturellement possible pour se sentir à l'écart, pour se faire croire qu'ils sont maintenant à l'abri du danger. Le castor est perdu. Il a voulu se frotter à elle, elle l'a appâté, l'a pris à son jeu, l'a retourné comme une peau vide, et à présent elle se promène dans un autre univers en le laissant flasque et miteux sur sa chaise. Il sait déjà qu'elle ne sera pas au Grillon mercredi prochain. Stéphanie ne me lâche pas des yeux, à la fois inquiète et compatissante.
Il est temps de partir. Tant pis pour les convenances, la situation devient grotesque. Je me retourne vers Olive, elle se met à quatre pattes dans l'herbe. Au même moment, je sens quelque chose m'effleurer le mollet.
– Titus? fait-elle.
Je me retourne, baisse la tête et aperçois une grosse forme noire qui disparaît sous la table.
– Titus?
– Je crois qu'elle t'appelle, marmonne le castor.
– Oui Olive, attends. Tu as un chat, Stéphanie?
– Hein? Non, pourquoi?
– Je viens d'en voir un à mes pieds.
– Quoi? Ah…
– Titus!
– Oui, qu'est-ce qu'il y a?
– Tu veux parler de ce monstre? fait Stéphanie en reculant son siège et en se baissant sous la table.
– Sodomise-moi.
– Olive…
Je me retourne: elle est en levrette dans le jardin, les fesses bien hautes, la tête posée sur l'herbe et tournée vers moi, rouge et souriante. Il est temps de partir. Je me retourne: ils sont vert pomme, ils le sentaient venir, l'impensable est devenu réalité. Dans ses bras, Stéphanie tient un énorme lapin noir. Je n'ai jamais vu un aussi gros lapin.