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J'ai passé trois jours entre ma chambre et la grande terrasse de l'hôtel, qui surplombait le Nil. Le cadre était splendide, je peux dire ça. Bon. Mais moi, non.

Il allait bien falloir que je trouve quelque chose, pourtant. J'avais décidé de payer ma chambre tous les deux jours avec ma Carte bleue, pour savoir précisément à quel moment Clémentine me couperait les vivres (si au bout de trois semaines je m'apercevais que je ne pouvais pas payer et qu'on me jetait en prison au fin fond de l'Egypte, ce serait le pompon). En attendant ce jour fatidique, je pensais de toutes mes forces – tout en essayant de ne pas réfléchir. Ce qui n'est pas commode.

Je ne pouvais pas retourner vers la civilisation dans cet état, sans courage et sans armes – je me ferais écraser comme une punaise avant d'être sorti de Roissy. Et si je trouvais des armes par terre, par miracle, comment ferais-je pour aller combattre et m'amuser à la foire du Trône, par exemple, sans Pollux? J'étais dans une impasse et, au fond de l'Egypte, je me sentais physiquement dans une impasse, le dos au barrage.

Toutefois, je n'étais pas venu jusqu'ici pour rien. J'avais récolté pas mal de trucs en route, plus ou moins consciemment. Il fallait maintenant les assembler, ou du moins les regrouper en vrac près de moi et les fourrer dans un sac. Je ne distinguais rien de précis, je ne voyais même rien, mais j'entrevoyais – c'est encourageant.

Pour penser sans réfléchir, je me tournais vers les souvenirs. N'importe lesquels, pourvu que ça mousse.

Ma sœur Pascale m'avait expliqué un jour l'une des raisons probables de la longue crise d'anorexie qui l'avait laissée rachitique au bout de l'adolescence. Nous étions tout petits lorsque ma mère était venue nous annoncer la mort de notre oncle, que nous aimions beaucoup. Pascale était en train de manger un éclair au chocolat. Après un moment de stupeur, elle n'avait pu s'empêcher de le finir, de se régaler, de l'avaler goulûment en frissonnant de plaisir. Plus tard, elle avait culpabilisé. La nourriture, la honte. En l'entendant me raconter cela vingt ans plus tard, je m'étais demandé comment l'on pouvait gâcher toute une partie de sa vie à cause d'un moment de plaisir. «C'est bête, excuse-moi de te le dire. C'est bon, le chocolat. Il faut s'en priver parce qu'on est triste? Quel rapport avec la mort de tonton? Qu'est-ce que ça aurait changé pour lui, ou pour toi, si tu avais jeté le reste de ton éclair à la poubelle? Tu avais honte de rester vivante ou quoi?»

La dernière fois que j'avais vu Véronique, mon amie qu'un fiancé jaloux avait étranglée avec un câble d'antenne, je lui avais dit de ne pas s'inquiéter. Comme Toutankhamon, mon amie d'enfance et Oscar. Mais je ne l'entendais pas dans le même sens qu'eux. En gros, je lui disais de ne pas s'inquiéter parce que tout se passait toujours bien, et que lorsque les choses allaient de travers, en tout cas, elles s'arrangeaient vite. Je m'étais trompé, donc, puisqu'elle était morte quelques heures plus tard. Mieux valait s'inquiéter. Mais à mon avis, la bande à Toutankhamon ne parlait pas tout à fait de la même chose. «Ne t'inquiète pas», cela signifiait sans doute pour eux: «Tout va mal, les gens se cassent des jambes, perdent aux courses, meurent ou découvrent des inconnus dans leur lit, mais malgré tout, ne t'inquiète pas. Ce n'est rien.» Je n'en étais pas sûr, mais c'est le pressentiment que j'avais – même si je trouvais ce conseil pour le moins saugrenu. Je ne comprenais rien. Il est mystérieux, ce Toutankhamon.

J'ai repensé au monstre qui avait dévasté ma cuisine, taché ma moquette, et qui refusait de se laisser refouler. Vu d'Assouan, c'était moins cauchemardesque. Presque drôle, même. C'était une pensée agréable, en tout cas, puisque ce moment était passé. À la limite, je préférais nie souvenir de cette Peau-d'Âne enragée plutôt que d'une petite grimace de Pollux sur la plage, ça me rendait moins triste. Cette salope de Perfidie qui m'avait scié les poignets au commissariat, mon pantalon lacéré après la soirée chez ma sœur, mon cri d'épouvanté en découvrant Laure toute nue dans ma baignoire, tout cela n'avait plus grande importance. (Le poncif du bateau et de son sillage qui s'estompe dans le lointain fonctionnait à merveille.) Pour résumer: ces péripéties, c'était rien du tout. Je prenais même du plaisir à y repenser: je me voyais paniquant comme un petit bonhomme hystérique, terrorisé. Un «mauvais souvenir», ça ne peut pas exister – justement parce que c'est un souvenir. (C'est un peu comme les rêves et les cauchemars. J'ai toujours préféré les cauchemars, j'ai toujours préféré me réveiller en soupirant: «Ouf, on ne m'a pas amputé des deux bras, la vie est belle», plutôt qu'en soupirant: «Zut, je ne suis pas une star mondiale de la pop, la vie est atroce.»)

Quant aux souvenirs de Pollux, à toutes ces images arrêtées, ces instants lumineux qui émergeaient des dix-sept jours que j'avais passés avec elle, ils m'adoucissaient, finalement. Un peu comme sa 4L Majorette rouge. C'était tout ce que je gardais d'elle – et tout ce que je savais d'elle: des fragments récoltés en surface, des aperçus. Je ne la connaissais pas. Mais je pouvais me dire, avec une bonne dose de nostalgie nunuche mais apaisante: «J'ai vécu de vrais moments de plaisir.»

L'idéal, ce serait de généraliser, et de continuer. Mais c'est ici que je bloquais. Je ne savais pas comment aborder l'ensemble, ce qui m'attendait dehors (les gens, les voitures, les ennuis, les déceptions, le hasard et tout ce qui va avec). Et en me le demandant, je recommençais à réfléchir malgré moi. Mais je ne pouvais rien faire d'autre, je ne savais rien faire d'autre. Il allait cependant falloir que je retourne dans le monde, bientôt. Ou non. Pourtant, il ne me manquait plus qu'un déclic, je le savais, une étincelle, un coup de pouce. Oscar? Oscar devait m'aider: j'avais épuisé toutes les ressources de mon pauvre cerveau, seule ma bonne étoile pouvait venir à mon secours, désormais. À condition que j'arrête une fois pour toutes de réfléchir – heureux les simples d'esprit, ce n'est sans doute pas une phrase en l'air. Que je n'essaie plus de percer le moindre mystère. Que je cesse de chercher à comprendre, que je cesse de me montrer si pitoyablement prétentieux. Que je renonce, dans le calme et la sagesse, comme les moines remarquables. Le mystère de la vie, le mystère de l'amour et de je ne sais quoi encore, je devais laisser tomber tout ça. Dès que je devinerais la présence d'un mystère quelconque, je le laisserais tranquille. Voilà. Bien. De quel droit irais-je fouiller dans ses entrailles, après tout? Ne plus réfléchir. Constater. Regarder, constater et vivre. Mais vivre où? Comment? Comment ne pas se faire massacrer? Oscar? Regarder quoi?

Du coin de l'œil, j'ai aperçu la télécommande, posée sur la table de nuit. Regarder la télé? Très drôle. Je vais me laisser hypnotiser, opiumiser par des âneries pour oublier mes problèmes? M'évader, comme ils disent avec tant de cynisme? Attendre la mort les yeux braqués sur un écran? Mais les voies d'Oscar sont impénétrables. Elle est bien là, cette télécommande, près de moi. Et si cette télécommande est là, s'il n'y a rien d'autre dans cette chambre, c'est probablement que je dois m'en servir. Ne pas chercher à comprendre, surtout. Les voies du hasard sont impénétrables. Je vais allumer la télé, tant pis.

Je n'avais rien d'autre à faire pour éviter de réfléchir, de toute manière.

REGARDEZ LA TÉLÉ

C'était un reportage sur les chameaux. Le commentaire était dit en anglais, avec un fort accent oriental. Il ne s'agissait pas de n'importe quels chameaux. Ces chameaux-là n'avaient rien à voir avec ceux que j'avais croisés près des grands sites touristiques, depuis mon arrivée en Egypte («Tu veux la promenade de chameau? Dix livres, pas cher»), ni avec ceux des caravanes qui traversent le Sahara. Il s'agissait de chameaux sauvages (ou de dromadaires sauvages, peut-être) qui vivaient, d'après ce que j'ai compris en prenant le documentaire en route, en Australie. On trouve des chameaux à l'état sauvage en Australie, première nouvelle. La suite n'était pas moins déconcertante.

Un chameau sauvage vit paisiblement au cœur de l'Australie, accompagné des quelques femelles qui constituent son harem de chameau. Jusque-là, rien que de très banal, nombreuses sont les espèces qui ont adopté ce système injuste – ne citons que le coq et ses poules, même si le fermier n'est pas étranger à cette affaire. Mais soudain, voici que s'approche un rival. Sûr de lui, arrogant, majestueux – et solitaire, pourtant. Nul ne sait ce qui l'a éloigné de ses chamelles, ou ce qui les a fait fuir, mais le fait est qu'il erre seul. Étrange nature… Que cherche-t-il? Nous le savons tous. Il cherche, mais oui, à prendre la place de son bienheureux congénère. Déjà, il avance vers lui d'un pas conquérant et vient le défier. Animal fier, animal d'honneur, gonflé d'orgueil, le chameau ne peut refuser d'affronter l'audacieux rival. Que penseraient les chamelles? Ne quitteraient-elles pas ce lâche au plus vite? C'est probable. Aussi, voici maintenant notre mâle responsable qui part à la rencontre du joli cœur en goguette. Les deux adversaires s'immobilisent à quelques mètres l'un de l'autre et se fixent longuement, droit dans les yeux. Le face-à-face est tendu. Nous retenons notre souffle, sachant que le combat va s'engager d'un instant à l'autre. Que va-t-il se passer? Vont-ils se lancer l'un contre l'autre? Se donner de furieux coups de pattes? Se servir de leur cou comme d'une puissante massue? Eh bien non. Rien de tout cela. Nos deux ennemis se rangent côte à côte et commencent à s'éloigner lentement du groupe des chamelles tremblantes. Ne nous y trompons pas: on jurerait deux vieux camarades en promenade, mais il s'agit bel et bien d'un duel. Tout en avançant d'un pas de sénateur, chacun fait valoir ses qualités, met ses atouts en valeur, qui son cou long et flexible, parfaitement dessiné, qui son port de tête altier, qui ses bosses encore fermes, qui sa moue dédaigneuse, qui sa démarche noble et aérienne. Le combat fait rage, les deux concurrents donnent toute leur puissance, aucun détail n'est négligé – «Vois comme ma queue se balance gracieusement», semble dire l'un d'eux, et l'autre de lui répondre: «Que penses-tu de la finesse de mes oreilles?» -, la lutte est âpre et l'issue indécise. N'est-ce pas déjà une belle preuve d'intelligence, que cet affrontement sans violence? Voilà deux adversaires qui se haïssent, mais qui ont compris qu'il n'est point besoin de faire couler le sang pour régler les problèmes. Ah, que ne sommes-nous capables de nous inspirer d'eux! Mais ne rêvons pas trop. Et revenons à nos chameaux, car le plus étonnant reste encore à venir. En effet, après quelques minutes de cette parade si singulière, voici que l'un des deux s'arrête et… Mais que fait-il? C'est bien cela: il se couche sur le flanc, dans le sable. C'est probablement le vaincu, qui vient de comprendre que l'autre lui était supérieur et qu'en découdre plus longtemps avec lui serait inutile. Mais ouvrons grands nos yeux, car une surprise de taille nous attend. En effet, que voyons-nous? L'autre s'éloigne vers l'horizon, tête basse, tandis que celui qui s'était couché se redresse fièrement et va rejoindre ses chamelles, la lippe triomphante. Comment est-ce possible? Il nous faut pourtant l'admettre: c'est le vainqueur qui a décidé de sa victoire, en se couchant le premier. «Je suis plus beau que toi, je suis plus fort que toi, j'ai gagné.» Le plus ahurissant n'est-il pas que l'autre ait accepté sa défaite sans broncher, soit parti sans hésiter une seconde? Sans doute. Chez les chameaux sauvages d'Australie, il suffirait donc d'estimer que la victoire – sa propre victoire – est acquise pour qu'elle le soit réellement? Apparemment. N'est-ce pas un exemple unique, parmi toutes les espèces vivantes? Peut-être. Etrange nature…