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À la tombée de la nuit, je buvais un whisky dans le bar Art déco du Winter Palace, un hôtel somptueux situé près du port où se trouvait notre bateau. Ne t'inquiète pas, ne t'inquiète pas. J'essaie de ne pas m'inquiéter depuis deux ans, depuis que la notion de souci m'est apparue, mais rien n'y fait. Je m'inquiète toujours. C'est plus fort que moi, je n'arrive pas à rester calme en pensant que je vais peut-être me faire attaquer par quelqu'un, être victime d'une erreur judiciaire, tomber dans un gouffre ou perdre ceux que j'aime. Ne t'inquiète pas. C'est facile à dire.

Dans la nuit, notre bateau a enfin quitté Louqsor et entamé sa remontée du Nil vers le sud. À partir de maintenant, je ne pouvais plus m'enfuir. J'étais pris en charge, emporté, guidé, je devais aller jusqu'au bout.

Le lendemain matin au réveil, j'ai regardé par la fenêtre de ma cabine. La berge défilait lentement, à cent ou deux cents mètres du bateau, luxuriante, gonflée de verdure et d'humidité, d'eucalyptus, de palmiers. De temps à autre, on apercevait un petit village de maisons en terre, carrées et basses, des ânes, des oiseaux, des silhouettes humaines, lentes et gracieuses, enveloppées de tissu clair. Au-delà de cet étroit couloir de vie, le désert s'étendait à perte de vue. J'ai ouvert la fenêtre, encore endormi, je me suis accoudé sur le rebord, et j'ai dû rester plus d'une demi-heure à contempler ce paysage étrange, l'eau, puis la végétation, puis le sable, ces gens qui travaillaient sans se presser entre le fleuve et le désert, depuis cinq ou six mille ans, certainement résignés à ne vivre que sur une bande de terre cultivable, mais malgré tout, certainement reconnaissants envers le Nil, qui semblait déborder sur le désert pour répandre ses bienfaits vers eux, leur faire profiter de sa puissance et de sa richesse. Pâle et ébouriffé, les yeux gonflés, les tempes encore douloureuses, je me laissais progressivement pénétrer par un sentiment de bien-être profond et surprenant, que je ne comprenais pas. Je me suis traîné jusqu'à la douche.

Je passais mes journées sur le pont supérieur du bateau, à boire du café ou du thé, des jus de fruits ou de la bière quand le soleil m'écrasait, et à admirer, de chaque côté, ces lisières verdoyantes qui m'avaient si fortement troublé le premier matin de la croisière. Les autres passagers du bateau n'existaient plus pour moi, je ne les voyais plus, ne les entendais plus, et le bateau lui-même disparaissait peu à peu sous moi, autour de moi. Je flottais seul entre les rives du Nil. Je m'imaginais en observateur invisible et privilégié qui traverserait l'existence des hommes sur une sorte de voie parallèle, inaccessible, un chemin secret réservé à cet usage, le Nil. Je passais entre la vie, je voyais tout mais personne ne me voyait, je pouvais réfléchir et chercher tranquillement à percer le mystère que recelaient ces berges, sans craindre que personne vienne m'attaquer. Il aurait fallu nager jusqu'à moi. Je me sentais protégé.

Chaque jour, nous nous arrêtions quelque part (Esna, Edfou, Kom Ombo), j'essayais de m'éloigner du groupe, je prenais des calèches bringuebalantes et délicieusement kitsch, rapiécées de partout, pleines de loupiotes et d'images religieuses, tirées par de vieux chevaux philosophes et conduites par des chauffards goguenards qui aimaient secouer le touriste. Nous passions à toute allure dans les rues claires et animées des petites villes, devant des cafés où tous les hommes fumaient le narghilé, des maisons aux fenêtres sans carreaux, dans lesquelles on devinait parfois une femme, puis j'allais me promener dans le calme des temples et le tumulte des souks (en inversant mes horaires de visites, lorsque c'était possible, je pouvais me promener dans le calme des souks et le tumulte des temples). Le soir même, le bateau repartait vers l'étape suivante.

Avant et après dîner, je m'installais pour boire quelques whiskies dans un fauteuil au bar du bateau, près des baies vitrées, entouré de Français ou d'Allemands bruyants, sous l'œil d'un barman amusé que je trouvais très sympathique. Dans un groupe de touristes bretons, j'ai repéré un couple de vieillards qui ne se lâchaient quasiment jamais la main, coulaient sans cesse des regards doux et attendris l'un vers l'autre, se touchaient mutuellement les genoux ou les épaules, comme pour s'assurer que l'autre était toujours là, échangeaient même de temps en temps de petits baisers flétris mais humides. Ça me dégoûtait. Au milieu des autres «seniors» du club des Hirondelles de Plougasnou, ils ressemblaient à deux mourants qui refuseraient obstinément d'avouer qu'ils ne sont plus adolescents, butés et tenaces, grotesques. Le troisième soir, en tendant l'oreille, j'ai appris qu'ils étaient veufs tous les deux et ne s'étaient rencontrés que quelques mois plus tôt, lors d'un tournoi inter-clubs de rami (les Myosotis d'Odette avaient donné une véritable leçon de jeu aux Hirondelles de Louis). J'ai d'abord eu une réaction de tristesse et de révolte – presque de colère – en pensant à leurs conjoints morts. Louis avait passé toute sa vie avec Simone, disons, peut-être quarante ou cinquante ans, ils avaient grandi, mûri, vieilli ensemble, ils avaient traversé des moments de grande difficulté où seule la présence de l'autre leur permettait de tenir le coup, ils avaient vécu des instants de bonheur secret à vingt ans, trente ans, soixante ans, ils avaient terminé leur vie ensemble. Simone s'était éteinte au bout du chemin dans les bras de Louis, baignée de ses larmes, elle était morte en se disant que l'homme de sa vie l'avait accompagnée jusqu'au bout et qu'elle avait fait de même, une belle réussite, c'était la fin du parcours, on l'avait mise sereine en terre – et Louis faisait à présent des papouilles à Odette. Simone pensait sans doute avec émotion qu'il ne restait plus à son époux que quelques mois à tenir avant de la rejoindre, des mois arides et vains sans elle, et soudain ce diable d'homme avait un sursaut de vigueur, repartait comme en 14 et tripotait maintenant la cuisse d'une championne de rami dans un bateau sur le Nil. Pauvre Simone, si brave, si naïve. Après la vie, après la vie de couple, après une vie entière dont on devrait sortir épuisé et comblé, on en voulait encore et on pouvait en avoir, on pouvait donner un dernier coup de reins et aller faire la java en croisière.

Je m'apitoyais sincèrement sur le sort des époux disparus, qui n'avaient plus aucun moyen de lutter, de reconquérir leur belle ou leur prince. («Qu'est-ce que tu fais, Louis, pour l'amour du ciel? Reviens ici! Ce n'est pas la peine de hurler, Simone, je n'entends rien. Tu es morte, laisse-moi vivre.») Et brusquement, au milieu du dégoût, un petit point d'enthousiasme ému est apparu. C'était plutôt une bonne chose, après tout, pour Odette et Louis. S'il leur restait quelques forces après toute une vie au service du mariage, pourquoi ne pas batifoler pendant les dernières années? Ça ne faisait de mal à personne. Qu'est-ce qui me prenait, tout à coup, de me proclamer avocat de la partie civile, juge tant qu'on y est, et de vociférer du haut de ma chaire, rouge de colère? Le petit point de clémence s'est rapidement étendu et, quelques secondes plus tard, je considérais les vieux tourtereaux d'un autre œil. C'était horriblement triste, mais beau quand même. Pas triste, donc. Gai. C'était bien au-dessus de moi, au-dessus de tout le monde, au-dessus de tout jugement. Je n'avais qu'une chose à faire: la fermer deux secondes et me contenter de constater humblement. La vie est atroce, bon. Ou la vie est belle. La vie est belle parce qu'elle est atroce? Mouais. Le lion décharné déchire les flancs d'une jeune gazelle: c'est atroce ou c'est beau? Aimer une femme puis en aimer une autre, c'est beau ou c'est atroce? Pourquoi la vie est belle? Je n'en sais rien. Je me noie dans la mélasse. On peut dire que la vie est belle parce qu'elle est atroce et qu'elle continue malgré tout? Mouais. De toute façon, qu'est-ce qui m'arrive? Je suis désespéré depuis des mois, je n'ai plus goût à rien, je pars mourir – ou presque – en Haute-Egypte, et brusquement je me demande pourquoi la vie est belle? Non: je me demande pourquoi elle est atroce. C'est la même chose. C'est la preuve qu'elle m'intéresse. Je perds la tête? Je n'ai aucune fierté? En fait, ce sont les deux vieux, là, qui m'ont remué. Et des tas de petits détails, depuis Louqsor. (Oscar?) En tout cas, il faut que j'arrête de me demander si la vie est belle ou atroce. Ce n'est pas mon problème. Est-ce que le commandant de ce bateau se demande à longueur de journée si le Nil est d'une belle couleur? Est-ce que ça changerait quelque chose, pour lui? D'un autre côté, c'est son métier, il est obligé de le faire. Tandis que moi… Je n'ai plus envie d'avancer. J'y suis peut-être obligé, moi aussi, je ne sais pas. Mais ce n'est pas en me grattant la tête que ça va changer quoi que ce soit. Je dois arrêter de réfléchir, coûte que coûte. Je le sens – comme si j'entendais Oscar murmurer: «Je m'occupe de tout, ne t'inquiète pas.» Lui aussi.

Ne t'inquiète pas, ne réfléchis pas. Je me sentais sur une piste, pourtant. Depuis Louqsor, plus encore que face à la télé japonaise et de manière plus réelle, plus proche et plus attirante, j'avais le sentiment que quelque chose était possible. Mais bien que tout semble peu à peu s'éclairer autour de moi, malgré une certaine sensation de confort, je ne savais toujours pas quoi. Et je ne le saurais jamais, c'était une évidence. Un homme-grenouille peut se balader tant qu'il veut dans les fonds marins, il ne saura jamais ce que les poissons font là, ce qui leur plaît dans le milieu aquatique, ce qu'ils attendent, ce qui les maintient en vie, ce qui empêche une malheureuse sardine de se décourager quand un requin lui a donné trois torgnoles avec sa queue dans la même journée. Sous l'eau, il ressentira à peu près la même chose qu'eux, c'est tout. Je réfléchissais pour rien. Mais si au moins je pouvais ressentir le plaisir de l’homme-gre-nouille, ce serait déjà bien. Si je pouvais affronter la vie comme la sardine – même sans comprendre ce qui la pousse à repartir à la recherche de son banc après la dérouillée que lui a infligée le requin, même sans savoir, tant pis -, ce serait déjà bien. Je n'étais peut-être plus très loin d'y parvenir, je sentais que ce voyage sur le Nil m'avait fait du bien, mais je sentais aussi qu'il aurait fallu qu'il dure beaucoup plus longtemps. Car nous approchions d'Assouan. Ensuite, le bateau repartait vers Louqsor. Pour moi, c'était hors de question si je n'avais pas, au moins, touché du doigt ce «quelque chose» que je devinais possible. Revenir vers le nord sans avoir terminé mon voyage, ce serait comme un renoncement. L'idéal, même, ce serait un Nil infini. Remonter le Nil jusqu'à la fin de mes jours.