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Ah le triste spectacle, l'homme dégradé, la décadence, ah la scène navrante: dans l'obscurité précoce et dure de l'hiver, j'essaie de marcher devant le gardien, cahin-caha en zigzag jusqu'à la sortie du square. Je sens qu'il me suit à petits pas, à ma vitesse, les yeux sur ma nuque, peut-être même sans me maudire tant il a l'habitude de trouver des gars dans mon genre à la fermeture. Je fixe le sol devant moi – avec la certitude qu'il est en pente -, je fais plus ou moins l'équilibre avec mes bras, et chaque pas est une prouesse, une victoire historique sur la gravité (je ne marche pas réellement pour avancer, je marche pour ne pas tomber en avant: je sens mon corps pencher dangereusement vers le ciment de l'allée, je pose un pied devant moi pour me retenir, dès que le poids de mon corps est passé sur cette jambe je me sens de nouveau tomber donc je jette l'autre pied en opposition, et ainsi de suite). Le plus cruel, c'était la présence du gardien dans mon dos. Comme le gardien de ma vie, qui ne dit rien mais qui n'en pense pas moins.

Il a refermé la grille et m'a laissé seul sur le trottoir, sans un mot. Déchéance. Disgrâce. Oh, misère.

Je suis allé m'asseoir sur un autre banc, dehors, dont on ne pourrait pas me chasser. Dans un premier temps, je suis reparti vers la mort: ceux qui n'existent plus ont vécu de délicieux moments futiles. C'est ignoble. Mais aussitôt, j'ai trouvé la parade: ceux qui existent encore vivent de délicieux moments futiles, donc. Eh oui, bien sûr. Et j'existe, si je ne m'abuse. Je n'existerai plus, bon, mais plus tard. Pour l'instant, je peux vivre tous les délicieux moments futiles que je veux. L'avenir s'annonçait rose: rien n'est plus facile que de vivre un délicieux moment futile. J'allais en vivre des tas, et ma vie serait belle.

J’etais de bien meilleure humeur, et j'ai souri franchement sur mon banc d'ivrogne quand je me suis souvenu qu'il s'en était fallu de très peu pour que je ne vive aucun délicieux moment futile: car j'avais failli ne pas vivre tout court: ma mère, ma chère mère, s'était retrouvée enceinte trop jeune et trop pauvre. Après deux semaines de tristes et éprouvantes hésitations en tête à tête avec mon père, mon cher père, ils ont décidé qu'elle avorterait. (Non, arrêtez, ne faites pas ça, inconscients, fous dangereux. ) (Alors on me dit: «Je croyais que tu étais plutôt pour l'avortement, toi, Halvard…» Évidemment, je suis pour l'avortement, patate. Mais ça ne veut pas dire que je suis pour que toutes les femmes avortent. Pas ma mère, en tout cas. Je suppose que toi qui es pour la peine de mort, tu… «Eh, je n'ai jamais dit ça.» Bon, c'était une hypothèse, mais disons: celui qui est pour la peine de mort, j'imagine qu'il ne veut quand même pas qu'on mette tout le monde à mort.) Après encore deux semaines de recherche, et grâce à une amie (salope!), ma mère a réussi à trouver l'adresse d'un vieux faiseur d'anges, à Strasbourg (je veux pas encore être un ange .'). Un après-midi de printemps, ma mère s'y est rendue la mort dans l'âme (mais encore la vie dans le ventre!). (Ne va pas chez ce type-là, rebrousse chemin, rentre chez toi, satanée tête de mule!) Et ce vieux bonhomme, ce cher vieux bonhomme qui aurait très bien pu empocher les billets et m'estourbir (mon principe, du moins) sans un battement de cils, a eu l'ingénieuse idée de papoter un peu avec elle, pour s'assurer qu'elle ne venait pas sur un coup de tête ou un coup de cafard et que le désamorçage du processus de reproduction était réellement la seule issue. Elle est ressortie de chez ce demi-dieu quatre heures plus tard, optimiste et joyeuse, pleine de courage et d'entrain, pleine de vie, pleine de suite. (Merci mon vieux.}

Elle m'a avoué cela toute timide vingt ans plus tard, craignant que je ne le prenne mal. Au contraire, je l'ai attrapée dans mes bras et l'ai embrassée comme un bébé devrait embrasser sa mère en sortant de son ventre s'il était un peu plus dégourdi. (Tomber enceinte, c'est une excellente chose pour l'enfant, mais ce n'est pas bien compliqué; écouter les conseils d'un vieil avorteur, réfléchir en se touchant le ventre, regarder le soleil en sortant de chez lui, les rues de printemps à Strasbourg, étudier deux ou trois passants, un couple d'amoureux, aller embrasser son mari et prendre la décision en se regardant dans les yeux comme au cinéma, c'est autre chose – depuis qu'elle m'a raconté cette histoire, chaque fois que je la vois, je ne peux m'empêcher de l'imaginer assise bien droite sur une vieille chaise de skaï noir en face du médecin, les mains sur les genoux, les yeux un peu rêveurs, fragile et pas encore mère, de l'imaginer toute seule dans ce bureau sinistre, elle l'écoute, elle réfléchit, peut-être que de temps en temps elle jette un coup d'œil vers la fenêtre, se pose des questions terribles en regardant vers la fenêtre, dehors, et toujours quand j'y pense, j'ai envie de la prendre dans mes bras.) Celui que j'aurais aussi aimé féliciter, c'est mon vieil avocat. Ma mère se souvient très bien de lui: il avait déjà dépassé la soixantaine à l'époque et n'était sans doute plus de ce monde quand j'ai appris son existence. J'aurais aimé frapper à la porte de son cabinet, m'asseoir sur la même chaise de skaï que ma mère trente ans plus tôt, et réciter un poème à sa gloire en jetant des brassées de fleurs fraîches sur son bureau (ensuite je me lève et je le serre contre mon cœur en tapotant son vieux crâne sec – je le relâche parce qu'il tousse, mais je prends ses mains dans les miennes et je murmure «Merci» d'une belle voix grave; d'un doigt, je sèche les grosses larmes qui roulent sur ses joues de calcaire). Ma mère n'a jamais oublié son nom. Halvard Salord.

Ah, tous ces délicieux moments futiles que j'aurais pu ne pas vivre: j'avais décrit des cercles avec mon doigt autour d'un nombril de fille une nuit d'été, j'avais bu de la bière au printemps en jouant au portrait chinois dans une vieille maison à Lille, mangé du jambon de Bayonne en regardant les jeux Olympiques une nuit à la télévision, j'avais presque violé Lucie ravie contre un mur du Père-Lachaise, lu mon premier Faulkner sur une plage surpeuplée de touristes gras et rouges, bu de grands vins sombres un soir au bord de la Seine avec l'argent gagné sous les sabots d'une mule à Longchamp, marché longtemps sous une pluie chaude un matin de septembre à travers plusieurs arrondissements du sud de Paris pour aller rejoindre une infirmière à qui je voulais déclarer ma flamme, fait de la balançoire avec elle trois jours plus tard sur une aire d'autoroute, j'avais chanté à tue-tête, seul dans un chalet perdu en pleine montagne, partagé un camembert avec Catherine dans un studio vide, devant une petite télé noir et blanc posée par terre – et j'en passe quelques-uns, des moments. Maudit, moi? Malchanceux? Inadapté? Oh que non.

Fort et radieux, je me suis levé d'un bond, ça va barder, afin d'étudier les alentours et de voir un peu ce que j'avais à ma disposition pour profiter au plus vite et pleinement de ce monde prodigieux où tout est si simple. Où sont les filles, où sont les bouteilles, où sont les manèges?