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J'ai continué à boire de bar en bar, et j'ai retrouvé mon second souffle. En fait, l'ivresse, c'est comme tout: il faut franchir un cap difficile (dit «cap de la chute»), puis on est tellement soûl que ça roule tout seul: on est passé de l'autre côté, du côté où l'on n'a plus conscience de rien.
Je ne me souviens plus des rues que j'ai empruntées, ni des bars dans lesquels je me suis arrêté, mais je sais que j'ai fini par me retrouver près de l'église des Batignolles. Dire que j’étais en mauvais état, ce serait comme dire que le coureur de Marathon est arrivé en sueur à Athènes.
Un enterrement, bon. Décidément. Je m'apprêtais à fuir lorsque deux grands-mères qui sortaient de l'église sont passées près de moi, enveloppées de cette tristesse réelle mais domestiquée, bien rodée, qu'arborent en général les habitués de ce genre de cérémonie.
– Pauvre gamine. Même pas trente ans, vous vous rendez compte? Pauvre gamine. Elle venait tous les après-midi chez moi, je lui faisais des gâteaux qu'elle grignotait devant la télé.
Le coup de grâce. Elle grignotait des gâteaux devant la télé, cette fille. J'ai détourné les yeux du cercueil pour ne pas penser à ce corps rigide qui grignotait des gâteaux la semaine dernière, je suis parti droit vers le square (celui dans lequel j'avais haï l'humanité quelques mois plus tôt) et me suis laissé tomber sur le premier banc (à cette époque de l'année, j'avais quasiment tout le parc pour moi). J'ai tenté de me concentrer sur mes impressions du printemps, de revoir les enfants rageurs et les vieilles dindes qui trottaient en sueur, mais l'alcool me butait sur une seule pensée: la jeune femme qui grignotait des gâteaux. Elle était restée trente ans sur terre sans que je la rencontre, je la croisais à la fin, morte dans une boîte en bois, et j'apprenais qu'elle avait grignoté des gâteaux devant la télé. Après un long parcours pénible et gai, trente ans de marche, elle arrivait dans cette boîte qui sortait de l'église et tout ce que je savais de cette existence, moi, c'étaient quelques minutes devant la télé, à grignoter des gâteaux.
Je me suis remis à penser à mes amis morts, malheureusement.
J'ai pensé à Véronique, que son fiancé jaloux avait étranglée avec le fil d'antenne de leur télé. Nous nous voyions souvent. Elle est passée chez moi un soir pour me dire qu'elle était inquiète, que sa jalousie le rendait violent. Je lui ai dit de ne pas s'en faire, de laisser passer l'orage.
– Ne t'inquiète pas, ça va s'arranger. Fais-moi confiance. Tout s'arrange toujours, la vie est bien faite.
Ce sont sans doute les derniers mots calmes qu'elle ait entendus, après trente-quatre ans de vie, après des millions de mots. Elle est morte trois heures plus tard. Sûrement dix ou quinze secondes d'agonie. Je ne sais pas à quoi elle pensait pendant que son fiancé lui serrait le cou avec le fil de l'antenne, sans doute pas à grand-chose, sans doute seulement à se débattre, à survivre. Mais tout à la fin, une fraction de seconde, elle a probablement pensé à moi, à ce que je lui avais dit, «Ça va s'arranger.» L'une de mes meilleures amies est morte en pensant «Raté, Halvard…» En pensant qu'elle n'aurait pas l'occasion de me le dire.
L’image d'elle qui me restera toujours, ce sont quelques secondes d'une nuit d'été: nous sommes couchés sur son lit près de la fenêtre ouverte, sous l'étagère bourrée de livres de poche; nous sommes nus, nous avons chaud, elle a mis un disque de Nino Rota, ses draps sont bleus; je fais des cercles autour de son nombril avec mon doigt; son ventre est blanc et plat.
Mon doigt sur ce ventre qui n'existe plus.
Je me suis allongé sur le banc, j'ai essayé de fermer les yeux, mais une lourde obscurité liquide, rouge, jaune, pourpre, une obscurité gluante et tournoyante m'a forcé à les rouvrir bien vite pour éviter de vomir. Il fallait que je me lève de ce banc, je coulais dans la peinture verte, je m'engluais dans le vernis. Il aurait mieux valu que je marche dans les allées du square. Mais je ne parvenais pas à me redresser, ni même à soulever la tête. Je m'engluais dans la mort. Avec Patricia, qui nous attendait dans la chambre du haut, l'un après l'autre, cinq. Elle avait le même âge que nous, notre première fille. Une petite rousse qui riait toujours. Chacun redescendait en s'épongeant le front et en écarquillant de grands yeux. «C'était génial. Quelle bombe.» Quand je suis entré dans la chambre, elle m'a dit qu'aucun des quatre précédents n'avait pu faire quoi que ce soit, et que ça l'arrangeait plutôt parce qu'elle n'avait pas envie. Elle était en culotte sur le lit. Je suis resté à discuter avec elle, pour faire mon temps, je ne sais plus de quoi nous avons parlé. Avant que je ne quitte la chambre, elle m'a donné un petit coup de poing dans le ventre. On l'a retrouvée morte sous un porche, une seringue à la main, à dix-huit sus. Il y a longtemps, maintenant. Et Nathalie, que je suis allé voir à l'hôpital le jour de sa mort. Elle devait peser trente kilos tout au plus, elle était couverte de pansements, de fils et de tuyaux, elle ne pouvait plus respirer: elle n'était plus que deux gros yeux. Dans l’après-midi, elle m'avait chuchoté:
– Je me sens toute petite, j'ai peur.
Quelques années plus tôt, nous sommes tout un groupe dans un jardin vers la fin du printemps, nous mangeons de l'omelette en buvant de la bière. Je revois Nathalie faire la folle sur les épaules de quelqu'un, je ne sais plus qui, assise sur ses épaules, elle lève les bras au ciel et elle crie. Elle était sans doute déjà contaminée, à cette époque, sans le savoir encore.
Pendant l'incinération, je ne pensais qu'à ça: elle qui crie sur les épaules de quelqu'un, une bouteille de bière à la main.
Cloué sur mon banc, les yeux fixes, je voyais Marie-Paule se jeter du onzième étage, enceinte de six mois. Et à l'instant où elle s'écrase sur le trottoir, ce souvenir: elle mangeait un chou de pièce montée au mariage d'une amie, de la crème plein les doigts, radieuse.
Je me suis efforcé d'arrêter là la liste, car je me sentais partir à la dérive. Comment tous ces gens qui n'existaient plus avaient-ils pu grimper sur les épaules de quelqu'un, se laisser caresser le nombril, grignoter des gâteaux secs devant la télé? Patricia me donne un coup de poing dans le ventre. Mais elle n'existe pas. Je n'ai pas pu faire des cercles avec mon doigt autour du nombril de Véronique morte. Quelque chose m'échappait.
Je suis couché sur ce banc, je suis vivant. Et je serai mort? Pourtant je ne serai pas le premier. Véronique, Patricia. Est-ce qu'elles ont pensé cela, un jour? Est-ce que Véronique pensait cela pendant que je lui caressais le nombril? Est-ce que je tracerai un jour des cercles du bout du doigt autour du nombril de Pollux Lesiak? N'est-ce pas comme si elle était morte, maintenant, si loin, disparue? Non, pas du tout. Rien à voir avec le néant. Et si c'était elle, dans le cercueil? Et si c'était Pollux Lesiak qui grignotait des gâteaux secs devant la télé?
Lorsque le gardien du square m'a réveillé en me secouant par l'épaule, la nuit tombait.