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Après avoir ramassé mon sac matelot, j'ai fidèlement mis en pratique la méthode que j'avais inventée; mais j'ai vite compris qu'elle s'avérait inefficace si l'on ajoutait l'alcool aux données de départ: car nous avons beau essayer de jouer la «sobriété», toutes nos attitudes sont outrées si nous sommes soûl (et nous sommes alors comme le mauvais acteur qui en fait des tonnes). Quand j'ai dodeliné de la tête en me relevant, avec une moue d'autodérision (changée malheureusement en horrible grimace de clown), j'ai senti que je ressemblais à une caricature du poivrot hideux et grotesque. Quand je suis reparti en essayant de prendre un air songeur (l'œil à demi clos du poivrot hideux et grotesque qui s'apprête à énoncer une vérité fondamentale), j'ai senti que chacun des spectateurs pensait: «Avec ce qu'il a picolé, celui-là, il est bien normal qu'il tombe de temps en temps.»

Très dépité, je suis allé m'asseoir sur un banc près de l'église de la Trinité, pour me ressourcer.

Tandis que j'essayais de me rappeler à quel moment j'avais dépassé les limites du raisonnable, un couple d'Allemands est venu me demander de les prendre en photo. Les couples d'amoureux me demandaient toujours de les prendre en photo. Les touristes et les autres: tous les amoureux qui se préparaient des moments de nostalgie me repéraient dans une foule. Je ne comprenais pas pourquoi ces gens semblaient tant tenir à souffrir plus tard (sans même parler d'éventuelle séparation (bien que des dizaines de couples que j'ai pris en photo doivent être aujourd'hui séparés, seuls éplorés ou radieux dans les bras d'un autre (qui sait si, dans ma vie, je n'ai pas photographié deux fois la même personne avec un amoureux différent?)), car même ceux qui restent ensemble jusqu'à la mort souffriront forcément un peu, quinze ou trente ans après mon petit clic, en se voyant jeunes et beaux, heureux, en vacances, in Paris, in the springtime); je ne comprenais pas non plus pourquoi ils s'adressaient tous à moi (je ne pense pas avoir l'air particulièrement sympathique). Mais en fin de compte, j'étais plutôt flatté: je me sentais l'élu des amoureux, celui vers lequel on se dirige instinctivement lorsqu'on est heureux, l'ami de l'amour.

Mais ce jour-là, devant la Trinité, je ne voyais plus cette affaire du même œil. Quand ces deux ordures de Boches sont venus me demander de les prendre en photo, j'ai soudain compris que tous ceux qui les avaient précédés ne m'avaient pas confié l'élaboration de leurs souvenirs parce qu'ils me considéraient comme l'un des leurs, mais au contraire parce qu'ils avaient deviné que j'étais de l'autre côté de la barrière. Un peu comme l'eunuque auquel le sultan confie les femmes de son harem, ou le curé chez qui vont se confesser les débauchés. Quand ils m'ont tendu leur appareil, j'ai cru les entendre dire:

– Bonjour, monsieur. Nous sommes un couple d'amoureux germaniques, nous aimerions passer une longue et heureuse vie ensemble, et désirons donc la jalonner de petits cailloux romantiques. Si nous avons pensé à vous pour effectuer le travail, c'est que vous êtes seul et le resterez sans doute, puisque la femme de votre vie – Pollux Lesiak, n'est-ce pas? – a disparu. Toute vie amoureuse vous est donc désormais interdite, nous le regrettons sincèrement, mais comme il nous paraît tout de même nécessaire que vous jouiez quelques notes dans le concert mondial de l'amour, nous nous sommes dit que vous pourriez peut-être tenir ce rôle, si modeste soit-il, de témoin privilégié de notre idylle. C'est mieux que rien, n'est-ce pas?»

Raclures. Retournez en Bavière, Là-bas, disputez-vous pour une histoire d'argent ou de tromperie sans importance et séparez-vous dans la haine après trois mois de scènes sordides. Non, faites un enfant d'abord. Appelez-le Helmut. Toutes les femmes qu'il rencontrera dans sa vie le feront affreusement souffrir, il sera dépressif et insomniaque, sa fille (dont la mère sera partie avec un acteur italien en lui laissant ce bébé de trois semaines sur les bras) tombera amoureuse d'un tripier alcoolique qui lui tapera dessus chaque soir, et son petit-fils sera si laid qu'aucune femme n'acceptera jamais de l'embrasser sur la bouche, mais ça ne sera pas si grave parce qu'il mourra assez jeune en tombant dans une cuve de ciment à prise lente – mon Dieu de l'église, exaucez ma prière.

J'ai accepté de les prendre en photo, car je suis plus gentil que j'en ai l'air. (De toute manière, j'étais trop soûl pour me lancer dans une explication qui n'aurait ressemblé qu'à une longue tirade d'aigri (alors que ce n'était pas du tout cela, attention) – ça ne s'est jamais vu dans l'histoire du monde, un type à qui vous demandez de vous prendre en photo avec votre femme et qui répond: «Non, je ne veux pas.») J'ai pris leur appareil en essayant de sourire pour leur faire plaisir, j'ai reculé de quelques pas (je tenais à peine debout) et j'ai immortalisé leur chance. Côte à côte, le bras du mari autour de la taille de la femme et le bras de la femme autour de la taille du mari, les têtes penchées l'une contre l'autre, ils rayonnaient. Un peu comme Pollux Lesiak et moi, si on se retrouvait. J'ai attendu un moment avant d'appuyer sur le bouton, pour les regarder encore. Plutôt moches si on les prenait séparément, mais touchants ensemble, Après tout, ils penseraient peut-être à moi en revoyant cette photo dans vingt ans. Il fallait que j'arrête de voir tout en noir. Allez, clic. J'ai tout de même pris soin de leur couper la tête, par principe.

Je leur ai rendu leur saleté d'appareil et suis resté seul face à l'église. Ça n'allait pas très fort: la déconfiture et son sinistre cortège.

J'ai monté les marches de l'église et jeté un coup d'œil à l'intérieur. Sur les bancs, quelques vieux priaient. Mains jointes et tête baissée, entièrement livrés au ciel, offerts et pleins d'espoir. (J'ai eu cette vision lugubre: l'amoureux timide devant l'appartement de sa belle, qui sonne (il sait qu'elle est toujours là à cette heure) et se décide enfin à lui faire à travers la porte la fervente déclaration qu'il rumine depuis des mois. Il se lance dans la plus belle déclaration d'amour qu'homme ait jamais faite à femme, les mots viennent tout seuls, or et sucre à chaque syllabe, la passion du poète, dix minutes d'inspiration géniale comme il n'en connaîtra plus jamais dans sa vie. Il conclut sur quelque cerise lyrique et tend l'oreille: elle n'ose pas répondre. Et lui n'ose pas insister, réclamer une décision immédiate, trop heureux d'avoir enfin soulagé son cœur, il redescend l'escalier avec le sourire de celui qui vient enfin d'accepter son destin, tandis que sa promise tâte les camemberts à l'épicerie du coin.)

Ces braves vieux sur les bancs, avec leurs si belles prières à l'intérieur, me faisaient penser à cet amoureux derrière la porte de l'appartement vide. Entièrement offerts à rien.

J'avais absolument besoin d'un petit verre.