17
– Merci, Peluchon. Laissez-le là. Assieds-toi, toi. J'étais assis face au commissaire, je crois. J'aurais aimé écrire: le commissaire était un grand homme tout en os, au regard clair, aux tempes grisonnantes, portant une veste de tweed et des lunettes à monture d'écaille. Mais ce serait mentir. Le commissaire était une masse adipeuse et rougeaude engoncée dans un costume en solde. Tout débordait par le col, vers une pauvre tête bouffie, congestionnée, noyée dans le surplus de gras que rejetait le costume et recouverte de quelques cheveux visqueux, que l'on devinait imbibés plutôt que sales, victimes de la formidable pression d'huile. Il illustrait parfaitement le principe du raffinage: une tonne de graisse brute à la base, le visage qui rejette la sueur, de l'huile pure qui suinte des cheveux.
Après avoir méticuleusement installé une feuille dans sa machine à écrire, il m'a examiné un instant. Ses petits yeux humides semblaient faire des efforts pour rester à la surface. Ils ne se laisseraient pas submerger par la graisse.
– Il paraît que tu as oublié l'adresse de ton complice?
– Je ne l'ai jamais sue.
– Ce n'est pas grave, m'a dit placidement le Principe du Raffinage. Je prends ta déposition, raconte.
– J'ai déjà tout raconté à l'inspecteur… Muller.
– Ah oui? Il avait oublié son carbone, figure-toi. Je fais un double.
– En rentrant chez moi, hier soir, j'ai vu un jeune homme qui tapait sur un vieux. J'ai essayé de le défendre mais…
– Tu n'as pas bien compris les règles. Tu ne vas jamais au cinéma? Tu ne sais pas ce qu'on fait aux menteurs, dans la police? Mon petit Casal, montre-lui.
– Avec quoi, Chef?
– La matraque.
Le petit Casal a ouvert tranquillement l'un des tiroirs de son bureau et en a sorti une sorte de gourdin. J’étais si vide et si perdu que, sur le moment, ça ne m'a même pas paru étrange.
Le petit Casal a fait le tour de son bureau en tapotant sa matraque dans la paume de sa main gauche (de toute évidence, il allait plus souvent que moi au cinéma) et s'est approché de moi sans cruauté apparente, très professionnel, comme s'il venait simplement attendrir ma viande. Je me sentais nerveux.
Je n'avais jamais pris un violent coup de bâton sur la tête. Je n'arrivais même pas à imaginer ce que l'on pouvait ressentir sous le choc. Une sensation de casse, sans doute, de bois qui casse.
– Trois coups, ça suffira.
– C'est vous le patron.
À partir de là, tout s'est passé très vite. J'ai aperçu du coin de l'œil le bras du petit Casal qui s'élevait au-dessus de moi, le commissaire qui souriait en face, j'ai essayé de me protéger la tête avec mes bras en opposant le fer des menottes au gourdin, et le commissaire a dit que j'étais stupide, est-ce que je croyais vraiment qu'ils allaient me taper dessus avec un gourdin?
– Va coucher, Casal. Excuse-nous, Sanz. On aime bien faire des blagues, avec Casal.
– On adore ça, Chef, a confirmé Casal en retournant derrière son bureau, ravi de m'avoir joué un bon tour.
– On la fait à tout le monde, celle-là. Et ils ont tous aussi peur. Tu n'as pas à avoir honte. C'est humain.
– Je n'ai pas honte.
– Bon, j'arrête de t'embêter, je suis vache. Allez, continue ton histoire, excuse-moi. Tu veux une cigarette?
– Oui. S'il vous plaît.
– Vous avez arrêté de fumer, Chef.
– Ah, c'est vrai! Où ai-je la tête? Je n'en ai pas, désolé.
On se sentait bien, ici, avec ces deux joyeux drilles. La police à visage humain, c'est tout de même autre chose. J'ai tout raconté d'une traite, sans fioritures, sans me soucier de ses petits yeux huileux qui me fouillaient l'âme. Qu'il me croie ou non, maintenant, je m'en foutais.
– …et il est parti en taxi. Je rentrais chez moi quand vos deux inspecteurs me sont tombés dessus. Voilà.
Il ne tapait plus sur sa machine depuis déjà quelque temps. Il me dévisageait sans un mot. Sa grosse figure défaite exprimait le plus complet abattement, ses mains restaient clouées de part et d'autre du clavier, il pétrifiait son lard. Consterné. Effondré.
– Oh mon Dieu. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu.
C'était le cousin de Perfidie ou quoi? On leur apprenait ça à l'école de police?
– Mon Dieu, ce n'est pas possible.
Il s'est calé en arrière sur sa chaise, monstrueux, et a posé une petite main épaisse sur le sommet de son crâne (le bras avait juste la bonne taille).
– Quel malheur. Quelle catastrophe.
Bon, allez, Casal, dis ta réplique et passons à autre chose.
– Comment avons-nous pu? C'est une bavure, ne cherchons pas plus loin. C'est terrible à dire, mais… Une bavure, voilà tout.
– …
– Vous n'y êtes pour rien, finalement, dans toute cette histoire, monsieur Sanz?
– Non. C'est ce que je vous ai dit.
– Et au contraire, vous avez essayé de protéger ce pauvre vieillard. C'est cela?
– Oui.
– Doux Jésus Marie Joseph. Nous vous avons gardé tout ce temps pour rien?
– Oui.
– Quelle injustice, Seigneur. Vous devez nous en vouloir.
– Un peu, oui.
– Ça, je vous comprends, monsieur Sanz. Mais pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt?
– J'ai raconté la même chose la nuit dernière, dans l'autre commissariat.
– Eh oui, vous avez encore une fois raison. Tout est de ma faute. Je l'ai lue ce matin en arrivant, votre déposition. Mais vous savez, la vie d'un policier n'est pas de tout repos.
– Je sais, tous vos collègues me l'ont dit.
– Eh oui, voilà. Alors naturellement, ça m'est sorti de l'esprit. Pfuit. J'ai oublié, tout bonnement. Nous sommes débordés, avec cette racaille qui traîne dans les rues, de nos jours. Je n'ai pas plusieurs têtes, moi, monsieur Sanz. Comment voulez-vous que je pense à tout? C'est sidérant, non, cette prolifération de la racaille? Vous n'êtes pas gêné, vous, par toute cette racaille?
– …
– J'aurais dû vous relâcher dès ce matin. Mais peut-on faire confiance à un morceau de papier? Je lis que vous êtes une sorte de héros des temps modernes. Bon, ce n'est pas facile à croire… Mais maintenant que je vous vois, et après avoir entendu votre passionnant récit, d'accord. Je comprends à qui j'ai affaire.
Le petit Casal se concentrait de toutes ses forces pour ne pas éclater de rire.
– Vous n'êtes pas bavard, hein? a continué le chef. Vous avez l'air fatigué. Vous n'avez pas bien dormi? Allez, j'arrête de vous ennuyer, monsieur Sanz, j'ai déjà suffisamment honte de vous avoir gardé tout ce temps pour rien. Sans raison. Pour rien du tout.
Il a fermé les yeux en soupirant, affligé mais fataliste, et après un hochement de tête amer en direction de Casal (pour lui demander s'il ne trouvait pas lui aussi qu'il y a des fois où vraiment on aimerait mieux faire un autre boulot), il a décroché son téléphone.
– Oui, c'est Merlin. Dites à Peluchoh de me monter les affaires de M. Sanz. Et la clé des menottes, bien entendu. Nous allons le relâcher immédiatement. Car figurez-vous qu'il est innocent, (il me regardait avec tendresse.) Et nous n'avons rien trouvé de mieux à faire que de l'enfermer depuis hier soir. C'est normal, ça, Leduc? Un homme qui n'a rien à se reprocher… Si, je vous assure. C'est lui qui le dit, nous n'allons tout de même pas mettre en doute la parole d'un honnête homme. Il faut le libérer tout de suite. Dites à Peluchon de se dépêcher.
Je ne pouvais qu'attendre le dénouement sans me défendre (je ne comprenais pas ce qu'il mijotait – s'il espérait que je relâche ma vigilance, me croyant libre, et que j'avoue tout par mégarde, sa stratégie me semblait approximative).
Peluchon est arrivé dans mon dos. Ma ceinture, mon sac matelot.
– Voilà, si vous voulez bien signer, monsieur Sanz, m'a dit Merlin en me tendant humblement sa copie. Qu'est-ce que vous attendez pour lui retirer les bracelets, la Peluche?
J'ai remis ma ceinture et mes lacets, pris mon sac à l'épaule. Dans le sachet qu'avait déposé la Peluche sur le bureau, j'ai récupéré mes cigarettes, mon briquet, mon billet de cinquante francs et mon prospectus de Baba Komalamine.
Mais bien entendu, je ne pouvais profiter pleinement de ce moment rare (l'inverse de ce que doit éprouver un officier dégradé en public), car je savais que nous jouions une comédie dont la chute me serait dévoilée dans quelques instants. Casal guettait dans l'ombre, prêt à entrer en scène pour le bouquet final du rire policier.
– Eh bien, je ne vais pas vous retenir plus longtemps, monsieur Sanz, a fait Merlin en se levant, énorme, comme une île qui sort en quelques secondes de l'océan. Je n'ai qu'un désir, c'est que vous nous pardonniez un jour.
Il m'a pris par l'épaule et m'a fait pivoter vers l'ascenseur, deux battants d'acier à quatre ou cinq mètres de nous. J'ai jeté un coup d'œil au petit Casal. Il me souriait.
– Il va de soi que si, par le plus grand des hasards, vous recroisez le dénommé Hannibal – par miracle, je dis bien -, nous comptons sur vous pour nous tenir au courant. Nous ne pouvons combattre la racaille que si les bonnes gens y mettent du leur. Et vous êtes avec nous dans ce combat, n'est-ce pas, monsieur Sanz?
Nous marchions vers l'ascenseur, côte à côte. Il me tenait toujours par l'épaule. Je me demandais par où ça allait tomber. (Dans les westerns, lorsqu'une crapule de la pire espèce tient un pied-tendre au bout de son colt, il lui offre souvent, en ricanant hideusement, une chance de s'enfuir. L'autre sait bien ce qui va se passer, mais fait demi-tour tout de même et se met à courir comme un dératé.)
La porte de l'ascenseur s'est ouverte.
– On se serre la main? Sans rancune?
Il va me faire une prise d'art martial? J'ai serré la main de Merlin. Je suis entré dans l'ascenseur. Je me suis installé au fond. Tout au fond. Je faisais face à Merlin. Je n'avais jamais remarqué que les ascenseurs mettaient tant de temps à se refermer. Celui-ci semblait prévu pour le passage de tout un escadron. Merlin me regardait fixement comme un père qui voit s'éloigner son fils. Un cliquetis m'a électrisé tout le corps: la porte. Encore quelques dixièmes de seconde et j'allais descendre. Les battants se sont refermés. Ah non. Merlin a posé doucement son gros pied au milieu, les battants se sont ouverts. Le Principe du Raffinage m'est apparu à nouveau.
– Monsieur Sanz…
Je m'y attendais, hein. Je n'ai pas à me plaindre, je m'y attendais.