Изменить стиль страницы

16

Bien après la tombée de la nuit, lorsqu'un brave ouvrier de l'entreprise policière est entré dans la cage pour me passer les menottes, je l'ai accueilli à bras ouverts. Je voulais quitter ce sas.

– On va à Fleury?

L'ouvrier m'a regardé d'un air étonné, et sur le coup j'ai cru que mon flair l'épatait.

– Toi au moins, tu ne te fais pas d'illusions sur ce qui t'attend. Je te comprends, remarque. Tes pas vraiment sur le chemin du bonheur, pour l'instant. Mais Fleury, ce sera peut-être pour plus tard. Tout de suite, je te monte à la PJ.

En traversant le commissariat, nous avons croisé l'un des deux ouvriers chasseurs (le mâle) qui la veille était allé me chercher dans le vaste monde libre pour m'amener ici. Il m'a accordé un regard neutre, professionnel, le genre de regard que pose de temps à autre, sur des produits qui défilent, un employé d'usine robotisée chargé de vérifier que rien ne coince dans la chaîne.

Au moment d'entrer dans l'ascenseur avec mon cornac, en pressentant le voyage bref mais tendu qui s'annonçait, j'ai repensé à une sorte d'étude que j'avais réalisée quelques mois plus tôt (pour mon compte) à propos de la mise en présence forcée de deux inconnus dans un espace réduit (étude qui s'était vite orientée exclusivement sur les ascenseurs, car c'est à peu près le seul espace réduit où peuvent se retrouver côte à côte deux étrangers libres). Au risque de rompre la continuité du récit, je vais essayer de résumer les modestes réflexions que j'avais notées à l'époque sur un coin de table, car il me paraît dommage qu'elles ne profitent pas au moins à quelques personnes.

CONSEILS POUR PARAÎTRE À L'AISE

DANS UN ASCENSEUR

Passer un moment dans un placard avec un inconnu est embarrassant. Face à notre prochain, nous sommes timide et confus, nous ne savons pas où mettre les yeux, nous avons envie de nous faire tout petit (et, chose curieuse, l'autre paraît toujours serein et fort, comme s'il ne se rendait pas compte de l'incongruité de la situation). Alors quelle attitude adopter pendant le trajet pour surmonter notre malaise?

Faire l'impatient et tapoter du pied donnent l'air ridicule d'un businessman surexcité. D'un autre côté, regarder l'autre dans les yeux, à quelques centimètres, l'inquiète. Quant à vouloir engager la conversation avec lui, c'est une erreur: même pour une discussion très banale, le temps de voyage est trop court.

– Bonjour.

– Bonjour, monsieur. La politique politicienne, j'en ai ras le bol.

– Oui, ils nous prennent pour des abrutis.

– Exact. Allez, bonsoir.

Enfin, rester comme pétrifié après avoir appuyé sur le bouton, les yeux sur ses chaussures ou sur une paroi lisse, laisse supposer que la présence de l'autre nous effraie. Ce qu'il faut éviter absolument. Car en ascenseur, tout est basé sur le rapport de forces. Il est impératif, dès la mise en présence, de prendre l'ascendant sur notre prochain. Plus qu'une simple attitude, il s'agit donc d'un travail progressif, dont le but est d'amener l'adversaire en position d'infériorité. Car deux personnes ne peuvent se sentir simultanément à l'aise dans un ascenseur. On peut le regretter, mais c'est ainsi.

Tout d'abord, il faut s'empresser de demander «Quel étage?» avec désinvolture, avant même d'être tout à fait à l'intérieur. Si nous traînons, il nous devancera sans scrupule – or cette question est primordiale, car elle nous place d'emblée comme le patron de l'endroit. «Un habitué», songera-t-il. Mais rien n'est encore gagné, bien sûr. Il est maintenant indispensable de se placer le premier près des boutons et d'attendre qu'il quémande. «Quatrième, s'il vous plaît.» Ensuite, un nouveau point sera marqué si nous appuyons précisément, d'un geste souple et sûr, sur le bouton qui correspond pile à son étage (ce n'est pas sorcier, comme manœuvre, mais cela impressionne toujours – «Il connaît l'emplacement exact des boutons, un habitué…»). Ensuite, tout est simple: il suffit de conserver l'avantage, en profitant du léger éblouissement causé par notre «ouverture» pour entamer avant lui, avant qu'il ne se ressaisisse, notre «développement». Le développement est la matérialisation de l'attente placide, l'attitude que prend naturellement un homme sûr de lui entre le rez-de-chaussée et le quatrième, et peut revêtir plusieurs formes: un air que l'on chantonne à mi-voix, un doigt qui caresse nonchalamment le panneau à boutons, un coup de peigne dans la glace. À nouveau pris de vitesse, il est coincé: on imagine mal deux étrangers chantonner ensemble dans un ascenseur (ou pire, se recoiffer côte à côte, ou caresser ensemble le panneau à boutons). Il ne peut pas non plus se mettre à chantonner pendant que nous nous donnons un coup de peigne: une personne décontractée dans un ascenseur, ça passe merveilleusement, mais deux, ça frise le burlesque. «Ils n'ont qu'à se mettre à danser, tant qu'ils y sont.» Non, il ne pourra que rester figé et muet, dominé, embarrassé. C'est dur, mais l'heure n'est pas aux états d'âme. Il a perdu, il voudra se cacher dans un trou de souris, tandis que nous serons parfaitement à l'aise. Il ne restera plus alors qu'à conclure (la «fermeture»): lorsqu'il sort, vaincu, et marmotte timidement «Au revoir», nous nous contenterons d'un léger signe de tête et d'un sourire distrait, qui achèveront de l'accabler. Ouverture, développement, fermeture, l'affaire est réglée. Resté seul pour un ou deux étages encore, nous nous sentons gai et léger: le trajet s'est parfaitement bien passé pour nous.

Mon cornac m'a prié d'entrer devant lui. Je me suis immédiatement posté près du panneau à boutons.

– Quel étage?

Je n'y croyais pas trop, bien entendu. Je savais ma méthode relativement fiable, mais dans les conditions présentes, je n'avais que très peu de chances de prendre le dessus. Je partais avec trop de handicap pour espérer lui faire courber l'échiné.

Une nouvelle fois, il a paru interloqué. Il devait commencer à comprendre pourquoi on m'avait attrapé et enfermé.

– T'es groom, dans le civil? Troisième.

Comme prévu, le trajet s'est très mal passé pour moi. Je n'ai rien pu faire. Je n'aurais pas été crédible si je m'étais mis à chantonner. Caresser négligemment le panneau à boutons n'aurait pas non plus semblé naturel, à cause des menottes (et surtout, mon pantalon serait tombé). Enfin, il n'y avait pas de miroir pour que je puisse me recoiffer d'une main distraite (de toute façon, je ne sais pas ce qu'il serait allé imaginer, que je voulais me faire beau pour aller à la PJ, ou je ne sais quoi). Non, je ne pouvais que baisser la tête, affreusement mal à l'aise. Et inévitablement, au niveau du premier étage environ, c'est lui qui s'est mis à siffloter. Je fondais de honte, j'étais vaincu (j'avais envie d'entrer dans un trou de souris, comme dans mes pires cauchemars), je fixais mes chaussures sales. Moi, l'auteur de la méthode. Fallait-il qu'ils soient forts, les diables. Je n'étais pas sorti de l'auberge.