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Maintenant c'est Bob qui était venu voir Paul, dans son avant-dernier étage d'une tour sur le front de Seine. Du fond d'un fauteuil rouge, devant la baie vitrée donnant à l'est, vers les gratte-ciel du treizième aux suffocantes vertèbres, Bob lançait par intermittences des sujets de conversation. Mais, ressaisi par la mélancolie, Paul ne renvoyait rien, ne répondait même plus. Malgré les efforts de madame Perez chaque mardi, l'état négligé des lieux transpirait l'absence d'Elizabeth; aux murs, des quadrilatères clairs faisaient foi des tableaux qu'elle n'avait pas laissés. Paul combattait souvent l'absence en assistant souvent à des soirées privées dont il faisait souvent la fermeture après avoir perdu conscience, découragé sa conscience. Au mieux, il pourrait se voir confusément emmené par une semblable au prénom peu crédible, tombant trop tôt d'un lit qui ne lui serait rien, ralliant l'appartement spécialement froid ces matins-là comme un reproche, s'abattant dans le fauteuil rouge, on sait ce que c'est que cette vie. Tout le jour sa tristesse était multipliée, se relâchant juste assez le soir venu pour lui permettre de ressortir – un cycle en quelque sorte, sous le pernicieux effet de quoi Paul ne répond même plus. Bob se lève donc, ses efforts étant vains, s'en va se coller contre la vitre: tiens, il y a un avion dans cet air de plomb. Ah non, ce n'est pas un avion.

– Je t'ai parlé, soupire quand même Paul, de cette fille. Celle que j'ai vue au cinéma. Dans le cinéma, entendons-nous bien, dans un vrai cinéma. Une fille réelle.

Bob ne réagit pas. Une fille réelle, s'appesantit Paul, voilà ce qu'il nous faut. Bob hausse une épaule, voit la ville écrasée sous tout ce plomb. Ce n'était que des volatiles qui faisaient l'avion, somme toute, une bande de volatiles maintenant leur initiale assez lisible parmi les nuages en filigrane. Ce sont des migrateurs qui veulent couvrir, vers l'est-sud-est, neuf mille kilomètres à vol d'oiseau. Insoucieux des périls de l'entreprise, ils s'élanceront au-delà de Joinville-le-Pont sans un instant dévier leur trajectoire. D'abord ils ne distingueront nulle mer au-dessous d'eux sauf un peu de Noire, après avoir suivi le fleuve qui s'y noie, s'étant même posés sur sa rive pour souffler un peu, extraire quelques lombrics roumains arrosés d'un quart de Danube, surveillant d'une pupille impavide les huppes et les hérons du cru qui vocifèrent dans leur slovène spécial. Laissant l'Europe orientale, cap sur le mont Ararat, ils survoleront les restes de l'arche où s'abritèrent leurs ascendants, puis des mollahs puis des brahmanes les verront s'éloigner vers le golfe du Bengale; on interprétera leur passage.

Longue est la traversée du golfe et l'on devra se poser parfois sur les récifs, les épaves dérivantes, les planches de secours, le gréement d'un navire de rencontre. Au large des îles Nicobar, on profitera ainsi du m/s Bous trophédon, petit cargo de cinquante mètres battant complaisamment pavillon cypriote après avoir changé huit fois de port d'attache et de nom, peuplé d'un équipage réglementaire de six personnes, équipé d'un radar, d'un radiogoniomètre et d'une sonde à écho, avec un émetteur d'ondes ultracourtes grâce à quoi le capitaine Illinois communique avec les stations côtières.

C'est un cargo polyvalent que le Boustrophédon, conçu pour le transport de toute sorte de marchandises et doté d'une vaste cale unique, ce qui simplifie les opérations de chargement. Assurant en principe l'aller-retour avec l'Orient, son itinéraire n'est pas assujetti à des escales déterminées comme celui d'un navire de ligne. On peut le mener de port en port, au gré des frets, livrant sans sourciller des bananes à Londres ou du cirage à Trivandrum, cette fois c'était trois mille bidons de produits bitumineux à destination de Sourabaya.

Il est quinze heures, le capitaine se tient sur le pont supérieur, son vieil œil ciel parcourt l'horizon bleu de Prusse de l'autre côté duquel, ce matin, les îles ont basculé. Le calme est plat, la mer est un disque désert dont le cargo serait le centreur, l'œil d'Illinois la pointe de lecture. Hier, le navire a contourné la péninsule de Malacca, ayant appareillé trois jours plus tôt vers l'occident chrétien, les cales bourrées de caoutchouc, d'huile de palme et d'étain. Tout est tranquille à bord mais c'est pure apparence, en fait les marins se plaignent sourdement des conditions qui leur sont faites. La nourriture, trouvent-ils, manque d'abondance et de fraîcheur. Dès lors, comment s'étonner de ce qu'une détonation claque à l'arrière du cargo, des deux hommes qui se ruent vers le migrateur mort, se disputent la chose tiède mais doivent trouver un compromis puisque ensemble ils l'emportent aux cuisines. Le capitaine détourne doucement son regard de cette scène, il aime à retrouver l'inspection océane. Eperdus, vite oublieux de leur deuil, les oiseaux ont repris leur envol exténuant, déjà loin du navire, aussi loin que possible, dans le sens inverse de son sillage, droit vers la Malaisie.