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Le duc n'était pas seul à cultiver les objets célestes. On trouve dans le quartier, dit Bob à Paul, nombre de spécialistes qui ne se bornent pas à les scruter, à chiffrer leur position, mais qui calculent aussi leur influence sur le destin commun. On les consulte dans l'indécision, dans le malheur.
Or Paul était dans le désarroi. C'était un homme tout seul depuis qu'Elizabeth était partie, un homme qui ne pouvait plus se tenir le soir chez lui et qui traînait sans espérance dans le compte à rebours des crépuscules, tuait des moments de silence avec des hommes pareils à lui, rendait de tièdes visites à des foyers amis, doux foyers régulièrement repeints et aspirés, pastellisés d'abat-jour et de joues de petites filles, de légumes suaves et de rosbif tranquillisant, d'éclatante vaisselle, d'odeurs fraîches et d'odeurs de velours – alors que le solitaire mange, s'il mange, son riz sans apprêt à même la casserole, son pilchard à même la boîte, debout sur sa moquette parmi les taches et les moutons. Tristesse de Paul, tristesse de l'homme quitté: sa vie est une toundra sans horizon, purgatoriale, qu'il traverse indéfiniment sans lever les yeux par crainte des flaques d'eau.
– Tu ne peux pas rester comme ça, dit Bob.
C'était encore un très mauvais mardi pour Paul, rencogné verre en main dans le studio de la rue Jules-Verne, assis sur l'extrême bord du plus mauvais fauteuil. Le plus mauvais fauteuil vomissait par en dessous des spires d'oxyde et de la paille verte, des lambeaux de jute corrompu. Installe-toi mieux, dit Bob, regarde comme tu es mal. Paul considérait la surface du liquide incolore dans sa main: un glaçon tournait lentement à l'intérieur du verre, comme un moine vieillissant s'amenuise dans son cloître.
Cela se passait souvent ainsi depuis la démission d'Elizabeth. Paul sonnait, Bob ouvrait, Paul entrait, Bob descendait acheter à boire chez Benamou. Plus tard, lorsque Paul n'était pas susceptible de regagner son domicile, il dormait alors sur le canapé de Bob, meuble parallélipipédique long d'un mètre quarante que l'on prolongeait d'une feuille de mousse roulée en vis; et les lendemains matins, Bob filtrait le café dans le coin cuisine aveugle, clos par un accordéon de plastique au-dessus du bar.
Le soir ils parlaient peu, l'œil en veilleuse sur la télévision, ils feuilletaient des revues pas assez périmées, Bob mettait quelquefois des disques, plutôt de la variété désuète, Tennessee Ernie Ford ou Georges Ulmer tournaient dans la poussière. Maintenant la journée se terminait, sans doute la soirée se poursuivrait-elle paisiblement ainsi. Pense Bob. Mais non, Paul découvre son poignet; dix-neuf heures s'y approchent. Il se lève, ressuscite le manteau jeté sur un dossier.
– Qu'est-ce que tu fais?
Paul ne répond pas, Bob est un peu inquiet. Un petit peu désappointé, un tout petit peu vexé. Il ne doit pas le manifester. Il feuillette et feuillette – sans regarder Paul qui lie sa ceinture d'un nœud plat décidé, souhaite mollement le bonsoir en allant vers la porte. On volt, par les carreaux malpropres, la nuit précipitée sur la pelouse.
Pendant que Bob compose déjà des numéros téléphoniques amis, presque amis, tenant lieu de rustines dans sa vie de relation, pendant que sa déception monte à mesure que cela ne répond pas, les gens s'étant allés coller à d'autres pneus, pendant qu'il se demande pourquoi je ne passerais pas une soirée seul chez moi, au fond, pourquoi je ne me coucherais pas tôt comme tout le monde vu que le meilleur sommeil se trouve avant minuit, pourquoi pas moi pour une fois, pendant qu'il admet ensuite la vanité d'un tel projet, reconnaît qu'il traînera dans moins d'une heure au fond d'une boîte de rustines d'appoint, pendant ce temps Paul fait démarrer son véhicule, puis traverse à nouveau la ville vers le sud. Il passe le fleuve cette fois par Austerlitz, longe Saint-Marcel vers les Gobelins. Un café-tabac de grandes dimensions dessert le carrefour, Paul y pénètre, s'installe près des vitres par lesquelles on distingue une salle de cinéma, commande une bière brune en bouteille. A quinze mètres de lui, un tout jeune homme né à Liège et caché derrière un pilier demande une blonde à la pression. Pilotant une vieille Fiat, modeste et surchauffée, aussi distante de la Mitsubishi que la Guinness peut l'être de la Stella-Artois, ce garçon vient de suivre Paul à son insu depuis la rue Jules-Verne. Il est dix-neuf heures trente.
A cinquante, Paul se leva. Traversa le carrefour vers le cinéma. Sans s'y intégrer, il inspecta la file d'attente, parente de celle de l'autre jour. Il attendit près d'elle, puis seul, tout un quart d'heure après que le noir l'eut aspirée. Personne. Posté derrière une fourgonnette, le jeune homme surveillait Paul froidement. C'était un petit jeune homme frêle et qui ne souriait jamais, un petit jeune homme qui ne rappelait personne sauf peut-être Elisha Cook Jr à ses débuts. Il s'abritait sous un manteau chiné beaucoup trop grand, et dont les manches qui eussent pu contenir huit bras comme les siens ne laissaient dépasser qu'une dizaine d'ongles rongés au sang. Il se prénommait Toon et semblait avoir peur, ou bien vouloir faire peur, il paraissait hargneux, intérieurement rageur de n'être que lui-même dans son ample vêtement, loin des mensurations qu'il aurait préférées. Quand Paul finit par s'éloigner de la salle de spectacle, regagnant le vaste bar-tabac, cet individu retraversa le carrefour lui aussi, par un autre côté, avec un temps de retard. Il attendit que Paul eût retrouvé sa place pour entrer, reprendre la sienne et se dissimuler derrière France-Soir largement déplié: la filature des personnes faisait à l'évidence partie de ses attributions professionnelles.
Paul, désœuvré, fit venir une autre Guinness, puis une autre encore mais pas plus. Il dut se lever trois fois, d'abord afin d'acheter des cigarettes et de descendre pisser, ensuite pour appeler Bob, enfin pour rappeler Bob et pisser à nouveau. Ce n'était chaque fois qu'une médiocre envie de pisser, et chaque fois Bob n'était pas là. Au retour de son troisième voyage, Paul rafla sur une table une édition de France-Soir, jumelle de celle derrière laquelle on l'observait.
Peu avant vingt-deux heures, cet organe épouillé, Paul retourna devant le cinéma, toujours suivi du nommé Toon. On reprit la position: Paul ne se joignait toujours pas aux patients de la prochaine séance, qui se constituaient en queue par sédimentation. Parut enfin, cette fois sans son chapeau, l'objet de son attente.
Elle était tout de gris vêtue, pigeon, souris, perle, fer, elle rejoignit le rang. Paul laissa quelques couples se placer derrière elle avant de s'y incorporer à son tour. Ceux de la séance précédente sortirent papillottants, ainsi que d'une grotte, on prit leur place. En queue de queue, Toon pénétrait de mauvaise grâce dans la salle: à ce jeune individu le cinéma paraissait un art plat, une pratique plate, toujours il voyait sous l'action le drap tendu qui la supporte. Un handicap, en quelque sorte, l'effet possible d'une malformation. C'était pareil pour la télévision, il n'y percevait que le tube. La personne en gris avait pris place tout à fait devant, bien au milieu. Paul s'installa vers le huitième rang, assez latéralement pour la tenir de trois quarts dos, en même temps que l'écran, dans son champ visuel, et Toon s'assit au fond pour surveiller tout le monde, ainsi que le film éventuellement.
Lequel filait bientôt son allure de croisière. A sa surprise, et pour la première fois peut-être de sa jeune vie, Toon oublia presque aussitôt l'existence de l'écran, il oublia sa surprise même tant il s'identifiait prodigieusement au chef rebelle, Paul en revanche, trop distrait, scrutait parfois sa montre sans distinguer l'heure, les vagues irrégulières du technicolor annulant sa phosphorescence sans pour autant suffire à éclairer le cadran. Puis le film s'acheva – bien, semblait-il. Passé le plan d'ensemble ultime et le retour à la lumière, sa musique originale se poursuivait un peu, livrant une petite prime d'imaginaire dans la vie des gens engourdis, transit entre la fiction pure et le réel sans appel, sonore bonus, annexe au mensonge, dorure de la pilule du vrai.
Les trois vrais comédiens sortirent donc de la salle, parmi la foule de réels figurants, dans l'ordre inverse de leur entrée. Vite ressaisi de ses émotions, Toon s'était aussitôt posté dans le hall du cinéma, surveillant Paul qui se retournait vers la jeune dame grise, son cœur battant retenant la porte battante sur son passage. Paul inspira d'abord profondément, puis il la rejoignit, vint tout près d'elle, trop près sans ambiguïté. Excusez-moi, s'enraya sa voix. Elle tourna vers lui ses yeux surpris, d'émail bleu-gris, ornés de jaillissements d'or sur le pourtour de la pupille, comme la couronne solaire pendant l'éclipsé. Une fois encore il respira:
– Vous ne vous souvenez pas de moi?