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Il y a maintenant Justine Fischer dans une chambre grise. La jeune femme est en train de coudre une mouette blanche dans le ciel gris. Elle est penchée sur son ouvrage, assise au milieu du grand lit recouvert de zèbre synthétique et borné par des coussins de lurex. Le lit investit presque toute la chambre, la fenêtre donne sur un square planté d'une douzaine d'arbres au feuillage perpétuel et d'une douzaine d'autres qui ont l'air morts, la nuit tombe encore tôt. Deux meubles bas se serrent le long des murs comme des rats frileux, hors de portée d'une lampe calée sur le lit en équilibre instable.

Justine Fischer aurait trente ans dès que les journées seraient longues. Un soleil brut pesait toujours sur ses anniversaires, forçant à serrer le gâteau dans le réfrigérateur. On ne voit pas son visage derrière les boucles, ni son corps sous une ample chose bleue, on ne voit que ses mains, ses ongles rouges traçant des graphes, braises déclinant dans l'ombre un alphabet martien.

Au cinquième étage d'un immeuble en pierre blanche, Justine partageait avec Laure soixante-dix mètres carrés. Ce devait être d'abord un séjour provisoire, le fruit d'un arrangement, c'était devenu un campement de sultanes en vacances, ne se trouvant pas si mal au milieu du désert, pas trop loin d'un point d'eau, juste entourées d’utiles objets légers à portée de main sur des tapis. Dehors, au-delà des arbres se développait un diorama d'ateliers vitrés, de petits commerces au rez-de-chaussée d'autres immeubles qui se dissolvaient dans la nuit tombée. Autour du square sinuaient des phares tels des poissons-torpilles, en quête d'une anfractuosité dans le roc parcmétrique. Les fenêtres étaient des carrés jaunes et des rectangles blancs, des cadres contenant d'autres cadres: à la télévision, une grosse machine aléatoire crachait des boules de couleur vive.

J'avais le onze, regretta Laure, presque le vingt. Le téléviseur était petit, portatif, surmonté d'une antenne en v, suivi de rallonges interminables. Laure l'emporta dans la cuisine où les glaçons bondirent de leur étui de caoutchouc. Ils grelottaient ensuite dans le gin, vers la porte de la chambre grise. Laure poussa la porte.

Justine régnait toujours sur ses tissus achetés le matin même chez Reine et chez Dreyfus, au pied du funiculaire – grands magasins exhaustifs, bourrés de toute espèce concevable d'étoffes et de femmes appropriées, rondes brunes à dorures, sèches pâles à rayures, satinées de beige sur net chignon blond, adolescentes fluorescentes. Laure l'y avait accompagnée puis elles étaient rentrées ensemble, achetant au passage des fleurs et du veau près du restaurant khmer qui mange le coin de la rue de Prague, passant ensuite devant la salle de boxe puis l'antenne de police, celle-ci flanquée d'une guérite en bois gris contenant un agent vivant.

Elles étaient des amies d'enfance, sans avoir fréquenté les mêmes établissements. Elles s'étaient rencontrées loin de l'école, au cours d'une matinée organisée par le Club Magique de Villemomble, et d'abord elles ne s'étaient pas plu du tout. Elles burent un peu de gin avant de sortir, mirent un peu d'ordre suivies de leurs verres, laissant des ronds humides un peu partout. Laure se couvrit de sa fourrure et Justine d'un chapeau, le tapis de l'escalier amortit leurs talons. A huit heures moins vingt-cinq elles allaient d'un pas vif, dans l'air vif, voir un film avec Richard Widmark.

3

Trente ans auparavant, on démolit une biscuiterie faillie dans la rue Jules-Verne, qui est ingénieusement parallèle au passage Robert-Houdin. A sa place on fit s'élever une petite résidence au goût de l'époque, quatre étages aux balcons profonds délimités par des claustra, meublés par des séchoirs, avec une pelouse intérieure mal rasée sur quoi donnaient de plain-pied un rang de studios. Entre les portes-fenêtres de ceux-ci, les eaux de ruissellement avaient badigeonné de sombres formes stalactiques sur le crépi fendu. Bob vivait là.

Donc il y a maintenant Bob, et Paul est venu le voir. Chez Bob, c'est exposé au nord: on voit, quand il est vif, le soleil enduire toute la journée le mur d'en face, plus ou moins ricocher contre lui, mais on ne le reçoit jamais directement. Le studio est exempt de cette érosion, comme vierge, privé de projecteur dans l'ombre perpétuelle de la coulisse, côté cour. C'est assez calme.

– J'arrête, dit Paul.

C'est assez calme, compte non tenu des nombreux membres de la famille du dessus qui s'insultent aigûment dès l'aurore, menacent d'en finir jusque tard, dans un fracas de friture chronique et de chasse d'eau. On arrête tout, dit Paul. Les Italiens, c'était la dernière fois.

– Ça s'est bien passé, rappela Bob, avec les Italiens. Ça s'est très bien passé avec les Italiens.

– Pour gagner quoi, se demanda Paul. Trois sous, une brouille avec les Belges. Non, non. Comment s'appelle ce type, déjà, le petit type?

Bob aussi, on le trouvait plutôt petit, on le trouvait sec et pointu, nerveux comme certains musiciens, certains mécaniciens. Il ôtait le moins souvent possible un blouson de cuir plein de poches en biais. Comment tu l'appelles, insista Paul, le sale petit type qui est toujours avec Van Os?

– Toon n'est rien, dit Bob, c'est Van Os qui compte. Il t'aime bien, Van Os.

– C'est ce qui m'inquiète.

– Il doit t'envier, supposa Bob. Il est mal dans son corps, Van Os, ça se voit. Il se force mais ça se voit.

Paul montait ses épaules en tournant dans le studio, les mains dans ses poches en tweed. Paul se changeait plus souvent que Bob, il était plus grand, plus riche et d'autres choses encore les distinguaient, leurs goûts alimentaires, leur vision des couleurs, la femme qu'on ne trouvera pas. Pourtant ils s'étaient reconnus semblables, usagers des mêmes biais, du même bord – un bord mal éclairé, peu confortable, parfois même auquel on s'accroche, nos pieds gigotent alors ensemble dans le vide. Eux s'étaient rencontrés pendant une soirée costumée, Paul n'était déguisé en rien mais Bob en appareil-photo.

Paul vivait des revenus de l'imprimerie familiale, Bob de cascades pour la télévision. Ensemble ils trafiquaient aussi parfois de petites choses, moteurs gonflés, haute fidélité, petits pistolets fournis par Tomaso. Ce trafic de petits pistolets n'excédait pas le marché parallèle des collectionneurs, des tireurs sportifs, des malfaiteurs légers. Ils avaient ainsi dépanné Van Os quand il n'était qu'un malfaiteur léger, fraîchement installé, en humble situation irrégulière. Mais l'homme prenant quelque importance, hospitalisant trop de caissiers, ralliant les forces vives de l'insécurité, Paul et Bob inquiets de cet essor souhaitèrent ne plus s'occuper de lui. Etourdiment, alors que Paul tentait de persuader Van Os du tarissement de la source à pistolets, Bob ému bradait deux Parabellum suisses à un couple italien aux abois. Van Os l'avait appris, mal pris, puis il s'était calmé mais s'obstinait toujours à réclamer sa panoplie. Il insistait. Nous en étions là.

Une sorte de bar isolait la cuisine du reste du studio. Paul contourna ce meuble, rinça une chope publicitaire dont s'écaillait la décalcomanie, l'emplit d'eau, contempla la pelade gazonnée par la porte-fenêtre. Bob entreposait là des pneus, parfois de nombreux pneus qui courrouçaient la copropriété. Paul reposa son verre sans avoir bu, ramassa son manteau, se tourna vers la porte.

Paul J. Bergman, un homme qui est au milieu de sa vie si tout va bien, sortit dans la rue Jules-Verne et regagna sa Mitsubishi Colt. Suivant les sens uniques, il contourna quelques pâtés de maisons avariées pour retrouver la direction du sud. Quatre grands hommes noirs, rue de la Fontaine-au -Roi, tiraient une grande chèvre noire morte du coffre d'une petite Renault bordeaux. Au tableau de bord du véhicule, les cadrans et voyants disaient que tout est normal, la montre digitale affichait dix-huit heures, l'autoradio donna du Buxtehude puis du Joe Pass, un instant shuntés pour qu'une proche voix soyeuse vînt confirmer que tout est normal.

La Mitsubishi franchit le fleuve par le Pont-au-Change, s'empêtra sous les froideurs de la rue Danton avant de chercher vainement sa place autour de l'Odéon, enfin réduite à s'abîmer dans le plus proche parc souterrain. Chercherait-on Paul qu'ensuite on l'eût trouvé mangeant du poisson cru chez un nippon, rue des Ciseaux. Il déjeunait et dînait souvent seul à présent, depuis six mois qu'Elizabeth n'était plus là, à n'importe quelle heure et souvent de choses crues comme si la solitude induisait une résurgence barbare.

Un peu plus tard, entre chien et loup, le combat cessa d'être égal. Le ciel sur le boulevard était une jambe violâtre, rayée de nuages variqueux. Paul avançait sans direction déterminée, ses yeux croisant ceux des mannequins dans leurs vitrines. Rien ne prouve qu'il ait prémédité cette entrée de cinéma, soixante personnes devant, des couples qui cherchaient, trouvaient des choses à dire ou s'embrassaient en désespoir de cause, des solitaires enfouis dans leur journal, de petits lots uni-sexués comme ces deux filles à côté de Paul, dont une éblouissante blonde coiffée d'un chapeau de monsieur. Le cortège patientait en frémissant sur place comme une chenille, chacun prêtant un peu d'oreille aux conversations limitrophes, détournant tout son regard lorsqu'un jeune anglophone aux dents vertes, douze cordes à l'appui, venait crachoter d'un peu trop près que le moment qu'il préfère est le matin, quand lui-même et sa bîen-aimée marchent régulièrement dans le parc, parmi les paons, sous l'astre rosé. La bien-aimée suivait, proposant un gobelet timide où l'on se défaisait de sa monnaie jaune.

Cette blonde à couvre-chef, près de Paul, se penchait vers la brune à fourrure qui n'avait pas de cigarettes non plus. Paul tendit, l'air de rien, son paquet de Senior Service ouvert. La jeune femme accepta, souriant avec mesure, soufflant un remerciement dans un autre sourire fantôme du précédent, laissant Paul chercher le feu dans ses poches. Mais elle possédait son propre briquet, doré, en forme de château d'eau, qu'elle actionna en se détournant pour signifier que l'on s'en tiendrait là. Puis c'était l'heure, on fut au chaud, tout près les uns des autres face à Richard Widmark.

On le vit tenir son rôle, puis les regards brillaient sous les néons revenus. On sortit de la salle comme d'un sommeil, en vrac, bouche sèche et fuite de la pensée, piétinant et se prenant pour un autre. Paul suivait plus ou moins la jeune femme dans le flot spectateur, s'aidant de son feutre comme d'une bouée. Il parvint à se retrouver non loin d'elle, s'arrêta devant les photogrammes sous verre comme s'il voulait réviser le film.