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Novelli poussa un grognement de pauvre bête, se dégagea des grosses mains de frère Bernard qui le soutenaient, faillit perdre l'équilibre, se cogna aux jambes du pendu et les écarta comme branches en forêt. Il avança en titubant vers le cercle des soldats. Vitalis et Salomon accoururent à son aide, il les repoussa et bouscula sans même le regarder le capitaine qui lui tendait un gobelet de vin avec un air d'apitoiement bouffon. L'homme fit semblant de chanceler sous la rebuffade, en singeant un effroi comique, vida d'un trait la timbale, et proféra, sur les clercs et leurs sensibleries femelles, une épaisse raillerie qui fit rire sa troupe.

Novelli ne l'entendit pas: il courait déjà par la garrigue et appelait Stéphanie sous la basse brume de l'aube. Ses compagnons le suivirent pour la chercher avec lui, se dispersèrent au hasard des faux sentiers, parmi les buissons épineux, crièrent aussi son nom, hissés sur le moindre roc, explorant du regard la lande déserte et chacun demandant aux autres, de loin, s'ils ne la voyaient pas. Ils étaient soudain très effrayés à l'idée d'être privés de sa présence, et, flairant l'air gris, découvraient qu'ils aimaient puissamment, d'amour muet, cette jeune femme envolée qui ne répondait pas à leurs appels. Vitalis l'avait vue s'enfuir, à l'instant où l'on passait la corde au cou de Jean le Hongre. Il entraîna ses compagnons, désignant le bout de la crête où Jacques venait de disparaître dans un enfoncement de talus. Parvenus au rocher où tombait la pente abrupte, ils firent halte, soulagés, soupirant sombrement: au pied du mur de terre, dans l'ombre d'un bouquet d'arbustes, Stéphanie était assise, la tête enfouie dans ses jambes enlacées et Novelli, agenouillé, parlait à son oreille en caressant sa chevelure. Il l'aida bientôt à se lever, mais elle semblait à bout de forces. Elle s'abandonna contre lui. Il la prit par la taille pour l'aider à marcher. Ils s'éloignèrent ainsi, trébuchant aux cailloux, vers l'étroit chemin broussailleux qui menait à la grande route de Toulouse. Alors les autres coururent chercher les chevaux qu'ils avaient laissés aux abords du dernier campement avant le chêne double.

Ils descendirent prudemment, tirant par le licou les mules parmi les arbres et les sentes malaisées jusqu'au bord du champ de bataille où n'étaient plus que des tertres de terre fraîchement remuée, des traînées de chaux vive et une grande misère de haillons, de souliers béants, d'armes brisées. Là, ils virent Stéphanie accourir au-devant d'eux. Elle ne semblait plus accablée, au contraire, elle était à nouveau échevelée, vivace comme un feu ranimé. Elle demanda à Salomon de lui prêter son cheval, saisissant au mors la bride, comme un écuyer, et ordonnant au bonhomme, d'un regard buté, noir, éblouissant, de mettre pied à terre. Elle voulait retourner au chêne pour enterrer son frère. Salomon descendit de sa monture et répondit que les soldats, quand il les avait quittés, creusaient déjà la fosse sous le pendu. A l'heure présente, ce maudit travail qu'elle voulait faire était sans doute terminé. Jacques vint derrière elle, la prit aux épaules et lui promit de revenir dans quelques jours planter une croix et prier sur la tombe du Hongre. Elle regarda le juif. Son air disait: «Vois, père, je ne pleure pas, personne jamais plus ne me fera pleurer. Dans ce monde abominable je veux être maintenant une femme simple et pure, pure de toute cendre, de toute attente, de toute peur.» Salomon la trouva si belle et fragile qu'il se sentit monter dans la poitrine un gémissement d'amour. Sa bouche trembla, il lui tendit les bras. Elle vint s'y blottir douillettement et ils restèrent ainsi un moment, les yeux clos pour mieux goûter la paix mélancolique de leur âme. Quand elle se défit de cet embrassement, Novelli était déjà sur sa mule et la contemplait avec une bonté très aimante. Vitalis et frère Bernard, qui s'en étaient allés devant, les attendaient sous un bouquet d'amandiers, à la croisée du grand chemin. Elle monta d'un bond en selle, baisa le poing de Jacques qui lui tenait la bride, et, battant la croupe de sa bête, les rejoignit au galop.

Ils chevauchèrent en silence jusqu'à l'auberge d'Avignonet, où ils trouvèrent l'adolescente boiteuse devant la cheminée, poussant des bûches humides sous le chaudron noir, accroupie dans l'exacte position où ils l'avaient laissée la veille. Rien n'avait bougé: les mêmes volailles sous les tabourets picoraient la terre battue, le même vent gonflait la toile de la lucarne, le même chiffon mouillé croupissait dans l'évier de pierre. Dès le seuil, Novelli fut assailli par l'odeur de fumée qui régnait sur cette pénombre, et la respira avec un sentiment soudain de vieille et pesante familiarité. Il lui sembla qu'il revenait dans un rêve déjà vécu, énigmatique, vaguement dangereux, et que cette maison était peut-être une halte obligée sur son seul chemin véritable, celui dont il ignorait le terme et le sens. Il resta un moment sur le pas de la porte, captivé par la pauvre fille courbée sur ses braises rétives, qui paraissait avoir suspendu là ses gestes d'irrémédiable misère, en attendant son retour. Il voulut sans raison aller vers elle, hésita, craignit de l'effrayer et rejoignit les autres qui s'attablaient. Elle les regarda en grimaçant par-dessus son épaule, les reconnut, se redressa agilement malgré sa hanche torte et accourut vers eux comme s'ils étaient de sa parenté. Jacques lui demanda où était son père. Elle fit un signe vers le rempart du village en reniflant un sourire, puis s'en fut au cellier et en sortit bientôt avec un lourd panier qu'elle tenait à bout de bras entre ses jambes pitoyables, le corps rejeté en arrière pour le mieux soulever. Stéphanie, la voyant en peine, poussa un petit cri de mère poule, accourut à son aide, prit l'anse au pli du coude d'un geste de fermière, et tenant l'infirme par la main s'avança vers la tablée d'hommes. Elle les servit avec une aisance grave et maternelle, posa au milieu d'eux le pain et le fromage enveloppé d'un linge, et les pichets de vin, et les timbales devant chacun, puis s'en revint vers la cheminée avec la boiteuse qui à nouveau glissa, pour l'accompagner, sa main maigrichonne dans la sienne en la contemplant béatement. Elle s'assit sur un tabouret, attira la fille contre elle et se mit à lui parler à voix basse. L'autre lui répondit en pareille confidence, la prit par le cou et minauda, la tête de côté, comme font les enfants confiants. Elles restèrent ainsi un long moment à chuchoter, à rire par menus éclats, à se cajoler, tant occupées de douceur et si insolemment étrangères aux hommes que Salomon se pencha vers Novelli et murmura, avec une sorte d'impatience jalouse:

– Va chercher ta femme.

Il n'avait cessé de la regarder, les yeux plissés, et Jacques aussi, depuis qu'elle avait quitté la table. Il trancha le pain, tandis que Vitalis emplissait les gobelets, fit mine de bouger, mais à peine était-il à demi dressé qu'elle se leva, au fond de la salle, comme si elle avait entendu les paroles du juif. Elle revint prendre place parmi ses compagnons. L'adolescente s'en alla chercher à l'évier un seau de bois et courut au puits, laissant la porte ouverte. Le soleil frais envahit les tables, les visages, les murs tout à coup traversés d'ombres franches. Chacun, dans la lumière du matin, but son vin et mangea sans un mot sa pitance, puis Novelli, qui avait hâte de quitter ce lieu, ouvrit sa bourse au creux de sa main. Alors Stéphanie le saisit par la manche et lui dit, tête basse:

– Je reste ici.

Il se tourna vers elle, infiniment ébahi. Elle le regarda avec une pitié si amoureuse qu'il sentit son esprit se déchirer, et ne vit plus que brouillard. Elle dit encore, dans un souffle mourant:

– Pardonne-moi.

La jeune infirme, de retour du puits, franchit le seuil, traînant son seau d'eau, le soleil sur les épaules. Elle tira la porte derrière elle et la pénombre revint. La bourse dénouée glissa de la paume de Novelli, les deniers roulèrent parmi les reliefs du repas, sonnant contre les timbales.

– Ainsi tu ne veux pas être la compagne d'un moine mendiant, dit-il.

Il eut un ricanement amer, tira méchamment sur sa manche pour la défaire du poing de Stéphanie. Elle répondit:

– Tu n'es pas taillé pour les grands chemins, Novelli, tu ne le seras jamais.

Elle tremblait, se retenant à toute force de pleurer. Il tâtonna devant lui comme un aveugle à la recherche de ses deniers, en balbutiant: «Mon Dieu mon Dieu.» La main de Salomon se ferma sur son poignet. Un visage d'ombre se pencha sur son épaule. Il entendit ces paroles, fermement dites:

– Aucune nécessité ne te pousse sur les routes. Seule t'excite la passion de ta gloire intime, de ta beauté secrète. Mais cette gloire, cette beauté que tu veux cultiver ne sont nécessaires ni au monde, ni à l'accomplissement de ton existence, et ce qui n'est pas nécessaire est vain, Novelli. Du vent, comprends-tu?

Jacques hocha la tête pour répondre qu'il comprenait. Stéphanie, s'effrayant de le voir si désespérément hébété, se rapprocha de lui, acharnée, tout à coup, à trouver dans son esprit les paroles les plus justes, les plus fortes possibles pour ranimer cette vie d'homme qui semblait s'éteindre.

– L'amour est aussi précieux que le pain, il ne faut pas le laisser perdre, dit-elle. Je sais bien ce que je dois faire pour qu'il ne se gâte pas: me garder de tes folies et te garder de l'errance, qui finit toujours en carnage, ou en poussière de désert. Je serai servante dans cette auberge où tu pourras venir quand il te plaira. Que m'importe sa misère, j'y ferai de grands ménages, je la garderai propre et accueillante. Ma maison est ici, Novelli, à mi-chemin entre mon frère mort et mon époux vivant, si tu veux bien accepter de l'être.

– Il est trop tard. Ma lettre voyage déjà vers le pape, à l'heure présente. Il m'accordera bientôt la pauvreté que je lui ai demandée, et le bâton de pèlerin que nous devions tenir ensemble. Ne me parle plus si tu as pitié de moi.

– J'ai rendu visite à Gui de l'Isle avant de te rejoindre, dit Salomon, remuant sur son tabouret comme un mal assis.

Novelli lui fit face, la rogne à la bouche. Le juif, qui taquinait des miettes sur la table, l'air faussement contrit, ferma à demi les yeux pour dissimuler une irrépressible lueur d'espièglerie.

– Le légat romain dont t'a parlé l'évêque arrive aujourd'hui à Toulouse, où il passera la nuit prochaine. Ta foutue lettre ne lui sera confiée que demain matin, à l'heure de son départ. Je l'ai lue, elle est magnifique et misérable. Tu as encore le temps d'en gratter l'encre et de m'offrir les parchemins blanchis, qui m'ont paru de belle qualité.