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– Nous avons parlé en t'attendant, dit-elle. Il ne faut pas l'obliger à vivre. Je crois que ce serait un péché.

Jacques eut brusquement envie de se lever et de quitter ce lieu où il n'avait plus rien à faire, de revenir seul à Toulouse, de se délivrer en route de ses amours, comme l'on abandonne de trop pesants fardeaux, et de vivre désormais solitaire parmi le peuple de sa ville, indifférent aux êtres, et d'abord aux détours de sa propre existence, puisqu'il était décidément exclu de tous les miracles, et surtout de cette grâce enviable où était encore Stéphanie. Jamais elle ne le regarderait comme elle avait regardé ce misérable condamné. Qu'avait-elle découvert qui l'assure en pareille paix devant la mort prochaine de son frère? Qu'avait-elle compris que lui, Novelli, ne pouvait comprendre? Salomon, à côté, écarta d'un geste une soudaine bouffée de fumée, remit du bois au feu et derrière la flamme jaillie, la figure du Hongre apparut à nouveau vivement éclairée, comme suspendue dans la nuit. Le juif se pencha en avant et lui demanda à mi-voix:

– Quel âge as-tu?

– Jusqu'à ce que l'on me pende, bonhomme, répondit l'autre fièrement, j'ai vingt ans.

– A vingt ans, dit Salomon, je quittais à peine la maison de mon père. J'étais naïf et je craignais le monde. Je commençais mon temps.

– Moi je finis le mien. Dur labeur, monsieur le juif, dur labeur.

– J'avais peur de la mort, à vingt ans. Elle m'effraie encore.

Salomon dit cela en guettant un possible frémissement, un éclat de débâcle peut-être dans le regard du Hongre, mais il ne vit qu'une grande moquerie étonnée sur ce visage environné d'étincelles que l'ombre, maintenant, prenait et rendait sans cesse au gré des flammes bondissantes.

– L'au-delà est comme la campagne, dit-il. Une fois franchis les remparts, on y peut courir vers la vraie Terre sainte. Je sais cela, moi. Je suis meilleur que vous.

– Tu es le pire vivant qu'il me fut donné de rencontrer, répondit Salomon, et pourtant je te regarde sans te vouloir de mal, parce que je pense et je sens que la vie est bonne. Même en toi, foutu diable, la vie est une bénédiction.

– C'est vrai, juif, c'est vrai. La vie est bénie, le monde est abject et les hommes sont exécrables.

– Cette nuit ne finira pas sans que je sache aimer ou que je meure, gronda soudain Novelli.

Sa voix était si terrible que ses compagnons se sentirent le coeur trébucher. Jean le Hongre bondit en avant, cherchant celui qui parlait ainsi.

– Aimer, aimer, dit-il, haletant, mille fois j'ai essayé. J'ai cherché. Et de ma maison d'enfance à cet arbre où je suis attaché je n'ai connu qu'un chemin de cadavres, Novelli, un chemin de cadavres.

– La lumière qui te brillait devant était celle des feux de l'enfer, point ta bonne étoile, et tu ne le savais pas, et Dieu t'a laissé courir parce qu'il n'avait aucun souci de toi. Dieu ne guide personne, pauvre homme, ni dans ce monde ni dans l'autre. Sait-il seulement que nous vivons, ce porc? Il ne faut rien espérer, il fait froid partout, il n'est nulle part de pitié, pas plus pour le moine que pour l'assassin. Il n'est pas de pitié, hurla Novelli, tout à coup dressé sur ses pieds, battant furieusement les flammes.

De l'autre côté du feu le Hongre était aussi debout, tirant sur ses liens, trépignant, follement rieur et douloureux, le visage traversé d'éclats de larmes.

– Si tu n'as pas trouvé de pitié en ce monde, fais qu'elle soit, brailla-t-il. Invente-la, Novelli, invente la pitié!

Jacques rugit comme si l'âme lui était arrachée, avança droit, piétinant les braises, empoigna son couteau à la ceinture et en deux coups de lame trancha au ras du poignet les cordes qui entravaient le Hongre. Il dit, tandis que l'autre regardait bouche bée ses mains libres:

– Tu peux fuir, je mourrai à ta place. Avant de partir attache-moi où tu étais.

L'autre releva la tête. Il avait dans les yeux un feu presque apaisé. Il répondit:

– Ce n'est pas cela, la pitié.

– Veux-tu que nous partions ensemble en Palestine, sans armes, sans rien qui nous aide à marcher? demanda Novelli, se retenant roidement de trembler. Va, je te suis. Si ta vie est menacée, je la sauverai. Tu n'auras à subir d'autre pénitence que de me voir souffrir pour tes fautes.

– Non, non, ce n'est pas de la vraie pitié, dit le Hongre. Cherche encore, trouve, Novelli.

Son regard dévia: une ombre traversait le feu. Une main se posa sur l'épaule de Jacques. Il sursauta. Le souffle de Stéphanie murmura sur son visage:

– Dis ce que tu sens, simplement ce que tu sens.

– Ce que je sens n'est pas ce qui importe. Moi, je ne suis qu'un mort qui cherche son chemin vers une nouvelle vie. Je suis nu, j'ai tout perdu, espoirs, désirs, paroles justes. Je n'ai plus rien à demander à personne, plus rien à offrir, et je suis là, avec des mots qui montent de tous les fonds de mon corps vers ma bouche, mais ce sont de pauvres mots, ils ne valent pas qu'on les dise.

– Je les veux, dit le Hongre.

Novelli prit une grande inspiration pour retenir ses sanglots, mais voyant le visage de Jean le Hongre tout illuminé, secoua la tête en signe d'impuissance, laissa soudain aller ses larmes, balbutia avec une tendresse déferlante, irrépressible:

– Pauvre enfant, pauvre enfant, mon Dieu, pauvre enfant, mon Dieu, se courba, ploya les genoux, tandis que Jean le Hongre s'agrippait à ses habits, s'efforçait de le tenir debout, disait sourdement:

– Ne tombe pas, Novelli, ne tombe pas, il faut que tu restes droit, ne m'abandonne pas, Novelli, serre-moi.

– Tu vois bien que je ne peux rien, râla Novelli, tu vois bien que je suis inutile.

– Tu me donnes tout ce que tu peux donner, tout ce qu'un homme peut donner.

– Je voulais te sauver, je voulais que tu sois en paix, content, Jean, content, et je ne sais que pleurer.

– Jamais un homme n'a pleuré sur moi. C'est bon. C'est la pitié. La vraie pitié. Ce bordel de monde est baisé, bonhomme, il est baisé.

Il abandonna le col de Novelli et laissa aller les bras le long de son corps, fatigué comme au sortir du plus rude combat de sa vie. Alors Jacques le saisit par la tignasse pour lui faire lever la tête et le regarda, joignant presque au sien le front. Une inexprimable découverte de lumière, maintenant, disputait ses yeux à la tourmente, et s'il sanglotait encore, ses soupirs étaient ceux d'une fin d'orage. Le Hongre lui sourit. Ils se prirent aux épaules, s'aidèrent l'un l'autre à s'asseoir et restèrent immobiles à goûter les bruits simples du feu, sa chaleur sur les visages. La paix revint sous le vaste feuillage.

Alors Vitalis se mit à chanter doucement. Ce fut comme un murmure qui peu à peu prit force sourde, et sans jamais monter à la voix claire envahit les esprits, y mena sa danse lente et remua des songes obscurs d'une très vieille et délicieuse bonté. Les paroles n'étaient qu'une plainte d'amour naïf, mais la musique, par longues poussées rauques, les transfigurait en merveilles de source pure. Frère Bernard, les écoutant, eut bientôt envie de les savourer dans sa bouche, de les redire, de les entendre encore. Il se mit à les rythmer de la tête, le regard perdu devant lui dans les flammes. De longs grognements faux lui sortirent de la gorge, froissant sa figure et plissant ses yeux. Ses trébuchements parurent contrarier Salomon, qui tenta de les corriger discrètement, en se battant le genou du plat de la main, puis il se prit lui aussi au chant et tête basse laissa aller un nasillement maladroit, indécis, émouvant à rire ou pleurer de tendresse, tant il était appliqué. Les trois hommes chantèrent ainsi avec une ferveur cahotante, sans que leur voix ne dépasse le cercle autour du feu. Quand ils se turent, Vitalis, n'osant regarder le Hongre, dit:

– C'est la chanson que j'aime le plus. Si elle est trop simple et profane pour un homme que l'on va pendre, pardon. Elle me vient de ma mère.

– Elle est belle, répondit le Hongre, extasié. Je crois qu'elle est plus belle que toutes les prières que nous avons dites, Novelli et moi, dans notre vie.

Puis, se tournant vers Salomon:

– Je me souviens de toi, juif, dit-il, reniflant et se frottant les yeux. Tu étais le plus lâche de tous ceux que j'ai conduits à la cathédrale Saint-Étienne. Tu suais de peur et faisais l'important. Tu braillais je ne sais quoi, que tu étais l'ami du cardinal Arnaud, je crois.

– C'est vrai, répondit Salomon. Je n'avais jamais connu pareille détresse. J'étais prêt à toutes les bassesses pour me sortir de tes pognes.

– Parce que tu aimes la vie, dit le Hongre, hochant la tête avec respect.

– Oui, plus que tout au monde. Aujourd'hui encore, je l'aime aussi ardemment qu'un homme de ton âge peut désirer une femme.

– S'il te plaît, monsieur le juif, donne-moi l'amour de la vie, lui dit le Hongre, le visage soudain suppliant. Ne me manque plus que lui, maintenant, pour que je meure comme il faut et que Stéphanie soit heureuse.

Salomon le regarda en souriant et rougissant comme si l'autre lui demandait de chanter encore, puis chercha des mots dans la nuit lointaine, prit une subite inspiration pour parler mais n'y parvint pas, remua la tête, murmura:

– C'est difficile à dire.

– Essaie, Salomon, lui souffla Novelli, à voix pressante. Essaie encore.

– Regarde, dit le juif, désignant d'un geste large les étoiles, les arbres, les rougeoiements fumeux des camps qui montaient du flanc de la colline, derrière des buissons et des lignes de talus. Regarde!

Il se leva, hésita un instant, ouvrit soudain les bras, et renversant en arrière la tête se mit à cogner le sol du talon, à battre des mains dans le ciel obscur, à hausser les genoux pour des élans mal assurés, à danser sans grâce autour du feu, à tournoyer avec un entrain sévère, trébuchant dangereusement aux pieds de ses compagnons, dispersant les braises du pan de son manteau, mimant des extases énamourées, menant enfin un sabbat si débridé et grotesque que Novelli enfouit le visage dans ses manches pour s'en amuser sans bruit et que frère Bernard, ne pouvant retenir ses gloussements, partit d'une toux d'asthmatique, agrippé à son compère Vitalis. Le Hongre, montrant du doigt ce grand pantin gesticulant à sa soeur, éclata franchement de rire. Alors Salomon, découragé, abandonna sa danse, reprit son souffle, se rassit et dit, penaud:

– Le seul impuissant, le seul inutile, c'est moi, Novelli. Il aurait fallu que je m'envole et que je plane sur la nuit, que j'embrasse le front des arbres et le bec des oiseaux, ainsi peut-être l'amour de la vie aurait touché ce pauvre homme. Par malheur, les plus vrais, les plus bienfaisants des sentiments ne peuvent vivre que dans un grand silence solitaire, au plus obscur de nos chairs, de nos sangs, de nos brumes. S'ils sortent, ils meurent, ou se défont en bouffonneries. Misère, je voudrais que mon corps soit un puits de lumière pour que vous puissiez voir l'amour que j'ai aussi beau que je le sens.