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Novelli s'arrêta au milieu d'un terrain vague et se tint immobile, se laissant approcher sans crainte par des chiens errants, contemplant les clochers noirs, au loin, environnés d'étoiles, et l'ombre des venelles au bout du pré, entre les masures bancroches. Il se plut amèrement dans cet espace tranquille et misérable, offert au vide du ciel. L'envie lui vint d'y passer la nuit, seul, sans Dieu ni diable, sans autre présence que ces bêtes obscures descendues des éboulis pour flairer ses pieds crottés, et les grands oiseaux lents qui traversaient sans cesse la haute brèche d'une muraille crénelée, par où venaient la lune et l'air mouillé de la Garonne. Le désir de se perdre l'avait conduit là, par les ronciers qui cernaient la maison des Capitouls, et des jardins domestiques qu'il avait piétinés sur la pointe des bottes, en courant pour rejoindre un bout de ruelle, aiguillonné par la peur que son errance libertaire ne se termine piteusement sous le bâton de quelque maraîcher. Il n'avait éveillé qu'un poulailler et un âne qui s'était mis à braire et à cogner du sabot quand il avait frôlé sa cabane pour éviter un parterre de choux. Il s'était enfui, le coeur en grand désordre. Et maintenant, dans ce vaste champ de nuit calme où il reprenait souffle, il pensait qu'il aurait pu mourir, ou tout au moins subir les malheurs vulgaires d'un voleur de volaille s'il s'était fait empoigner et jeter au fumier. Du coup, les grandes questions qui le tourmentaient seraient apparues, à l'évidence, aussi vaines que des jérémiades d'enfant. Il regretta presque la paresse des molosses et le sommeil des jardiniers. Aurait-il été assailli, il se serait défendu, méchant comme un brigand, sans aucun souci de ce qu'il devait faire pour plaire à Dieu. Il aurait cogné des poings et de la tête avec une fureur qu'il imaginait magnifiquement meurtrière, maintenant qu'il était hors de portée des crocs et des fourches. Il aurait peut-être laissé quelques lambeaux de sa peau sur le champ de bataille, mais quel festin de liberté il aurait fait! Il en rêva avec tant d'ardeur, planté au milieu du pré, qu'il se sentit bientôt tout bouillonnant de sève nouvelle.

En vérité, que pesaient ses douleurs d'âme, ses tiraillements de sainteté, ses pouvoirs d'inquisiteur, ses creusements d'avenir, face à cette nuit imperturbable? Ce que pèsent les songes d'un homme dans l'immensité de la vie rien. Tout était possible: des truands pouvaient surgir des profondeurs de la ruelle, là-bas, derrière la vieille croix de pierre amputée d'un bras, et venir à lui, la dague à la ceinture, dans le silence des herbes. Ils pouvaient le trucider ou lui demander sa bénédiction. Quoi qu'ils fassent, la douceur de la brise n'en serait pas troublée. Les chiens qui flairaient son manteau pouvaient le mordre ou se coucher à ses pieds. De vastes ailes d'oiseaux pouvaient effleurer sa tête, ôter son capuchon, lui désigner une route impalpable ou l'effrayer terriblement. Les buissons de ronces n'en perdraient pas la moindre mûre. Et si venait une femme inconnue, du fond de ces ténèbres, pour lui prendre les mains et lui dire de telles paroles de délivrance qu'il ne douterait jamais plus du sens de son chemin? «Ne rien attendre, pensa Novelli, ne rien vouloir, être accueillant à tout ce qui peut advenir, savoir Dieu indifférent et lui faire pourtant confiance.» L'envie le prit de s'abandonner tout à fait, de s'ouvrir au bon vouloir des jours et des nuits. Il regarda la haute muraille fendue par les siècles et les guerres. Le ciel ne la traversait pas, au temps où elle était forte. La paix était venue, le ciel aussi par ses déchirures, plus beau que les pierres, infini, invincible.

Les chiens, attirés par des hurlements lointains et des relents de pourritures comestibles, s'en allèrent vers les masures. Novelli grimpa par les éboulis jusqu'à la large brèche. La fraîcheur de la plaine l'envahit délicieusement. Sur la rive du faubourg, entre les deux tours du Pont Vieux, il vit des hommes bouger autour du feu de la garde. Au-delà, passé la masse sombre de l'hôpital Saint-Jacques, les rares lueurs de la terre se perdaient dans ces ténèbres d'où venait le vent, qu'il respira comme un parfum exaltant. «Le monde doit être beau pour qui va sans crainte et sans espoir», se dit-il. Une voile de navire se gonfla dans sa poitrine, il se vit franchir la muraille, le fleuve sombre et s'en aller, le poing fermé sur un bâton, la face haute dans la nuit, gueulant adieu à ses diables dans un grand rire de vagabond à jamais insaisissable. Il resta un long moment errant superbement en rêve, puis un corbeau croassant se posa sur un pan de créneau en surplomb au-dessus de sa tête et fit tomber quelques graviers sur son épaule. Il s'épousseta, son regard revint aux ponts et aux moulins endormis sur l'eau lunaire. Quelles entraves le tenaient à cette ville? Des visages s'allumèrent dans son esprit, des chaleurs de famille, des bonheurs de bibliothèque, de petites raisons, sèches et vertueuses. Tout cela était doux mais agaçant, trop fade. Alors il pensa à sa charge d'inquisiteur et s'entendit pester, à Salomon d'Ondes et eut envie de l'étreindre à lui briser les os, à Stéphanie enfin et son sang lui tomba du coeur comme d'une outre crevée.

En contrebas, dans la courbe de la Garonne, le long de l'entassement obscur des tours, des maisons basses et des murets de jardins, apparurent des lanternes balancées à bout de bras, parmi des rires de femmes et des grosses voix d'ivrognes. Novelli, soudain tout aiguisé, se dissimula dans l'épaisseur de la muraille pour n'être pas vu et tendit le cou au-dehors, essayant de surprendre des paroles et des visages. Il espéra que ces gens viendraient jusqu'au pied du talus où il était perché. Ils s'approchèrent assez pour qu'il aperçoive clairement la figure fardée de blanc d'une ribaude et le corps svelte d'une adolescente arabe à la chevelure lourde et lisse, toutes deux occupées d'hommes. Il en eut du sel à la bouche et du bel orage en tête. La première allait devant, un colosse titubait à ses trousses, elle criaillait et faisait mine de courir chaque fois que son compère, l'anse de la lanterne entre les dents, lui empoignait les fesses en poussant des grognements d'ours. La jeune Arabe, silencieuse, s'attardait à offrir ses seins et sa bouche au mufle d'un grand fantôme aux longues mains de clerc. Ils passèrent sous la muraille et s'éloignèrent vers le pont du Bazacle. Novelli vit leurs lumières traverser le fleuve, s'arrêter et fuir entre le ciel et l'eau. Il écouta leurs cris de plus en plus lointains jusqu'à ce qu'ils s'éteignent, puis descendit vers la berge parmi les caillasses et des vieilleries de buissons à l'affection crochue. Là, il huma l'air à nouveau immobile et plus lourd d'odeurs que sur la haute ruine baignée d'étoiles d'où il venait, et s'en alla, le long des barques couchées au bord, vers les maisons et les tavernes au loin.

Il marcha longtemps dans le silence du fleuve et de la terre, au-delà du couvent de la Daurade, où le corps de son oncle n'était plus: on l'avait planté sur un haut siège de velours pourpre, dans le choeur de la cathédrale Saint-Étienne, avec son jésus des bas-fonds embrassé sur la poitrine. Il trônait ainsi depuis l'aube, environné de cierges, de fumées d'encens, d'ors, d'étoffes lourdes, de soldats cuirassés et de moines en prière. Le peuple, tout au long du jour, était venu confier ses plaies à ce père en partance pour le palais de Dieu. Des femmes stériles s'étaient même frotté le ventre du fond de sa robe cardinalice, en pleurant à ses genoux leur désir d'enfant. Le vieil Arnaud, à peine mort, était déjà tenu de se mettre à l'ouvrage des saints. Novelli, passant sous les fenêtres de la chambre où ce doux mécréant avait agonisé, fit halte un instant et leva la tête, espérant peut-être, lui aussi, un menu miracle, un signe, un bruissement d'oiseau au bord du toit, mais rien ne répondit à son appel muet. Alors il reprit son chemin, écoutant crisser ses pas bien assurés sur le gravier de la berge. Il lui semblait maintenant comprendre pourquoi il ne serait jamais un vagabond de grand large. Son coeur était trop lourd, trop chargé de biens fragiles et nécessaires à sa vie pour qu'il puisse le porter loin sous les soleils et les pluies. Il avait besoin des parfums de cette ville, de cette façade de couvent, de la présence de son parent défunt dans l'air familier. S'il se faisait errant, son âme s'userait, se délaverait, se déferait et s'en irait bientôt rejoindre dans la poussière des grandes routes celle des morts sans demeure. Et pourtant il lui fallait désormais être libre et livré à Dieu. Il lui fallait abandonner ses pouvoirs, quitter sa raideur de juge, son armure de registres, renoncer enfin à faire peur aux gens, s'il voulait savoir quel était son vrai poids d'homme dans ce monde, son exacte valeur, face au regard des autres.

Il arriva au Port Garaud sans avoir rencontré personne. Le chemin s'ouvrait en esplanade et finissait là, dans la lueur de la lune qui baignait le sable fauve. Il hésita un instant à traverser l'aire, puis suivit son ombre longue jusqu'au débarcadère où deux larges barcasses étaient amarrées et se cognaient sur l'eau noire. Plus loin, à la lisière des herbes, était la cabane du passeur, Mathias le muet, dernier habitant avant les arbres et l'obscurité buissonnière. Novelli traversa l'ombre de la masure, s'avança de quelques pas encore, s'arrêta au bord d'un bourbier de hautes herbes et se retint de respirer pour mieux entendre, au seuil du monde, les bruits menus et proches, les cris lointains, les bruissements de feuillage, comme s'il voulait surprendre les manigances de la vie en l'absence des hommes. Alors son âme s'inquiéta, s'exalta aussi. Il la sentit remuante, semblable à une bête apprivoisée écoutant l'appel de soeurs sans corps, sauvages, errantes dans des brumes inaccessibles. Il imagina qu'un ange obscur, un berger d'ombre, menait ces présences entre ciel et terre. Il l'appela, s'offrit sans crainte à son amitié. Quelque chose vint, point un ange: une bouffée de vent, et des coassements de rainettes voisines, mais cela lui suffit. Il sourit. Un bonheur enfantin s'alluma dans sa tête et il pensa soudain qu'il pourrait se faire passeur, comme Mathias, quand il aurait abandonné sa charge d'inquisiteur. Il serait celui qui dit adieu et qui pourtant demeure, celui qui sait, pour l'homme qui vient, la douceur des maisons, la chaleur des cuisines, et pour l'homme qui va le secret des chemins.

Il revint vers la ville tout gonflé de ces ténèbres vigoureuses. Il gravit d'un bon pas la pente douce qui montait au rempart du Château Narbonnais, franchit l'enceinte par le grand courant d'air de la porte de Comminges et entra dans la ruelle du port Saint-Antoine, où étaient les anciens bordels, comme un conquérant de retour dans ses murailles sûres. Il n'était pas loin de la Juiverie. Salomon d'Ondes veillait peut-être encore, dans sa maison de la rue Jouzaigues vidée de meubles et de livres. Il eut envie d'aller pousser les planches qui fermaient sa boutique, de grimper à l'étage parmi les gravats, de s'asseoir près de lui sur le plancher, de lui dire: «Réjouissez-vous, je ne sais pour quelle victoire, je ne vous apporte rien, ni bonnes paroles ni promesses, mais s'il vous plaît réjouissez-vous de me voir, car je suis un homme fragile et neuf. Je suis Jacques Novelli, passeur au Port Garaud. J'ai laissé l'Inquisiteur de Toulouse flairant la nuit le long des rives, je ne sais ce qu'il cherche, il reviendra bientôt. Serrez-moi les mains avant qu'il ne me reprenne, et tenez-moi ferme. Tenez-moi ferme, par pitié, gardez-moi de lui!» Il pensa qu'il ne pourrait parler ainsi qu'à un ami véritable. Il n'en avait jamais eu. Puceau de ventre autant que d'esprit, redoutable et mourant de soif, puissant et transi, ainsi était-il. Gui de l'Isle n'était que son frère de lait, il le connaissait trop. Ce qui l'unissait à lui était plus solide qu'une amitié, mais moins beau. De quel secours, de quel bienfait serait un compagnon de route occupé d'espérances semblables aux siennes, et cheminant vers les mêmes mystères!