– Si j’avais su avoir l’honneur de croiser le fer avec la princesse Fausta, dit-il, je vous jure, madame, que je me fusse laissé toucher.
Il appuya sur ce mot à double sens. Fausta le considéra d’un regard flamboyant et, d’une voix rauque, riposta par ce seul mot:
– Défendez-vous…
Pardaillan rengaina son épée. Elle marcha sur lui, pantelante d’amour et de haine écumante, splendide et terrible.
– Défends-toi ou je te tue! gronda-t-elle.
Pardaillan se croisa les bras. Alors une folie s’empara de Fausta. Elle saisit son épée par le milieu de la lame et, cette épée devenue poignard, elle la leva sur le chevalier; elle se rua, sans un cri, sans un mot, mais avec un tel flamboiement des yeux que la clameur effrayante de son âme éclatait dans son regard. Dans le même instant, elle fut sur Pardaillan qui, d’un geste prompt comme la foudre, saisit le poignet de Fausta d’une main, l’épée de l’autre; presque à la même seconde elle se trouva désarmée et, jetant un deuxième cri pareil à celui qu’elle avait poussé lorsqu’elle avait été atteinte au front, elle recula en portant les deux mains à son visage.
Pardaillan prit l’épée de Fausta par la pointe, et lui tendit la poignée en s’inclinant.
– Madame, dit-il avec une sorte d’émotion, je n’ai pour tout bien au monde que ma pauvre vie à laquelle je tiens encore quelque peu; excusez-moi donc de la défendre, et pardonnez-moi d’être obligé de faire couler les larmes précieuses que je vois dans vos yeux, faute de ne pouvoir laisser couler mon sang.
– Oh! démon! râla-t-elle dans un sanglot, démon que l’enfer a jeté sur ma route pour me tenter, pour me désespérer, tu m’as vaincue deux fois, dans mon cœur et dans mes armes. Mais ne te hâte pas de triompher. Je t’arracherai de mon cœur par l’exorcisme. Et quant à ton cœur à toi… va! la place de Grève, tout à l’heure, me vengera!
Ces paroles insensées, elle les prononça d’une voix si sourde que le chevalier les entendit à peine. Ou du moins il n’en saisit pas le sens.
Déposant alors l’épée aux pieds de Fausta, il se recula. Mais Fausta secoua violemment la tête. Elle leva son pied nerveux et en frappa l’épée, qui se brisa. Alors, réagissant sur elle-même avec la force d’un être accoutumé aux plus savantes dissimulations, elle parvint à retrouver ce calme imposant dont elle se départissait si rarement.
– Adieu, dit-elle, ou plutôt à bientôt vous revoir. Car j’espère bien que vous serez aujourd’hui à dix heures sur la place de Grève…
– La place de Grève! murmura Pardaillan tandis qu’elle s’éloignait. Voici la deuxième fois qu’elle en parle. Pourquoi? Est-ce un rendez-vous qu’elle m’assigne? Un piège qu’elle me tend? Cornes du diable! madame, vous êtes quelque chose comme l’âme damnée de Mgr de Guise qui grille d’envie de me fourrer à la Bastille ou ailleurs, dans cette Bastille dont on ne sort jamais et qui s’appelle une tombe. Le moment me semble donc venu d’ouvrir l’œil. Et pour commencer, il s’agit de décamper vivement de la Devinière .
Au bout de la rue, Fausta disparaissait, marchant de son pas souple et tranquille comme si elle n’eût éprouvé aucune émotion, comme si elle ne fût pas sortie vaincue, humiliée de ce combat où elle était venue avec la certitude que Dieu même conduisait son épée…
Pardaillan la regarda jusqu’au moment où elle ne fut plus visible. Alors il se baissa, ramassa les deux tronçons d’épée et les examina.
– Peste! murmura-t-il, une lame des ateliers de Milan, si j’en crois cette marque!… C’est que cette damnée princesse en jouait très joliment. Elle pourrait donner des leçons à maître Leclerc lui-même… Maigre trophée! La place de Grève, à dix heures… que diable a-t-elle voulu dire?
À ce moment, le jour était tout à fait venu. Pardaillan alla frapper à la porte de la Devinière encore fermée et, étant entré dans l’hôtellerie, se dirigea vers la chambre qu’occupait le duc d’Angoulême.
– Il nous faut déménager, dit-il; si nous avons trouvé hier que le séjour de notre hôtel n’était pas trop sûr, il se trouve maintenant que cette auberge est encore moins sûre. Mais quoi! déjà levé, mon prince?… ou plutôt… vous ne vous êtes pas couché?… Votre lit n’est pas défait. Pourtant, je vous assure que les lits de la Devinière sont excellents; je les connais de longue date… Hein?… Que vois-je?… un pistolet tout chargé sur cette table?…
Charles mit la main sur le pistolet.
Il était pâle et avait les yeux rouges. Il était évident que non seulement il ne s’était pas couché, mais qu’il avait passé la nuit à pleurer.
– Vous voulez mourir? dit Pardaillan.
– Oui! répondit Charles simplement.
– Voilà une idée qui ne me fût jamais venue, reprit le chevalier. Et pourquoi mourir? Ah! oui… parce qu’elle est morte, elle!… Je connais une femme, là-bas à Orléans, une pauvre femme qui a longuement souffert…
– Ma mère! murmura Charles en tressaillant.
– Madame votre mère, continua le chevalier, ne s’attend guère à la nouvelle que je devrai lui porter. Car il faudra que ce soit moi qui aille lui dire: «Madame, vous avez beaucoup pleuré dans votre vie; vous aimiez un homme que bien des gens ont maudit. Simple, douce, dévouée, vous avez consacré votre jeunesse à consoler le malheureux roi… non, l’homme qui, à vingt ans, se mourait de terreur à force de vivre au milieu des trahisons. Cet homme, vous l’avez vu dépérir lentement; de royaux bandits l’ont tué presque dans vos bras. Ah! oui, madame, vous avez souffert, rudement, et si vous étiez ma mère, je voudrais passer ma vie à essayer de vous faire sourire, après vous avoir tant vue pleurer…»
– Pardaillan! haleta le jeune duc.
– Heureusement, madame, continua le chevalier, une suprême consolation vous était réservée. Vous aviez un fils… un fils au cœur aussi tendre que le vôtre, à l’âme fière. Il était votre espoir et votre orgueil. Votre espoir parce que vous vous disiez qu’avec un fils pareil, une vieillesse consolée vous était assurée. Votre orgueil, parce que vous pensiez qu’un jour le fils de Charles IX viendrait vous annoncer le châtiment des assassins de son père…
– Pardaillan! Pardaillan! répéta sourdement Charles.
– Hélas madame, tout cela n’est plus. Vous qui avez pleuré dans votre jeunesse, vous passerez votre vieillesse à pleurer encore. Consolation, espoir, orgueil, tout cela n’est plus. Mgr le duc d’Angoulême n’a pas voulu vivre pour vous; le premier chagrin auquel il s’est heurté l’a brisé. Parce qu’une jeune fille est morte, votre fils s’est tué!
– Oh! éclata Charles en serrant convulsivement la crosse du pistolet, croyez-vous donc que je n’ai pas songé à ma mère? Pardaillan, si j’ai hésité toute la nuit, toute cette infernale nuit, c’est que l’image désespérée de ma mère se mettait entre moi et ce pistolet. Mais je souffre trop, chevalier. La vie, en de pareilles conditions, n’est pas supportable. Et c’est pourquoi je la quitte. Qui pourrait m’en faire un crime, même si je sais que ma mère en mourra de chagrin?
– C’est donc chez vous une résolution?
– Irrévocable, dit Charles d’une voix ferme et sombre; Pardaillan, recevez ici mes adieux.:
– Je veux bien, dit Pardaillan, en surveillant étroitement tous les mouvements du jeune homme, je veux bien recevoir vos adieux. Mais, que diable, est-ce donc une chose si pressée que de vous loger une balle dans la tête ou dans le cœur? Je crois avoir été pour vous un ami fidèle… Et si à mon tour j’ai besoin de vous?… Si je viens faire appel à votre amitié! Si je viens vous dire que vous avez contracté une dette vis-à-vis de moi et que le moment est justement venu où je dois exiger de vous le même dévouement, que je ne vous ai pas marchandé!
– Parlez donc, chevalier… je suis prêt.
– Morbleu! vous êtes prêt à vous tuer, voilà tout! Traqué, serré dans un filet tendu autour de moi, je viens vous crier au secours! Et tranquillement, vous me répondez: «Ami, débrouille-toi comme tu peux; quant à moi, la vie m’est insupportable et je n’ai que tout juste le temps de me tuer…» Grand merci!
– Qu’exigez-vous de moi?
– Rien, ou presque rien: d’attendre à demain pour me faire les adieux en question.
Charles reposa sur la table le pistolet qu’il avait saisi. Pardaillan s’en empara aussitôt.
– Chevalier, dit le duc d’Angoulême, je comprends l’effort suprême que tente votre amitié. Vous espérez, en gagnant du temps, me rattacher à la vie. Détrompez-vous, Pardaillan, j’aimais Violetta…
Ici un sanglot déchira la gorge du jeune homme.
– J’aimais Violetta, reprit-il avec une exaltation croissante, vous ne pouvez savoir ce que cela signifie, vous qui n’avez pas les sentiments de tout le monde, et qui peut-être n’avez jamais aimé… Cela signifie, Pardaillan, que j’avais transposé ma pensée, mon âme, toute ma vie hors de moi-même, en elle… Me comprenez-vous? Je n’étais plus en moi, j’étais en elle. Sa mort est donc ma mort. Je vous disais que je souffre. C’est faux. La vérité est que je ne vis plus. Les pulsations de mon cœur m’étonnent, comme elles m’étonneraient à les surprendre dans un cadavre. Voyez-vous ce qu’il y a d’affreux dans ma situation?… Et vous me proposez de prolonger cela de quelques heures. Non, chevalier, c’est tout de suite que je dois mourir.