– Sache, maraud, que je ne me lèverais à cette heure que pour deux choses également respectables: pour recevoir une honnête dame, ou pour me battre avec un ennemi pressé.
Et Pardaillan se tourna du côté du mur en menaçant le laquais de le jeter par la fenêtre, s’il ne le laissait reprendre son rêve au point où il l’avait quitté si malencontreusement.
– Monsieur le chevalier, dit une voix, si ce n’est pour les deux motifs indiqués par vous qu’on vient vous éveiller, c’est tout au moins pour l’un des deux.
Pardaillan se retourna, s’accouda et aperçut l’étranger qui, ayant suivi le laquais jusqu’à la porte, avait assisté à ce colloque.
– Ah! ah! dit le chevalier, c’est donc une dame qui me veut voir?
L’homme garda le silence.
– C’est donc quelqu’un qui me veut pourfendre dès l’aurore?
L’homme s’inclina sans répondre.
– C’est bien, dit alors Pardaillan, qui une bonne fois pour toutes avait résolu de ne jamais s’étonner de rien, dans dix minutes je suis à vous, monsieur.
Il s’habilla sans hâte en sifflotant une fanfare de chasse qu’il affectionnait.
Puis il ceignit sa bonne rapière, descendit dans la salle commune et aperçut le même étranger, qui le pria poliment de l’accompagner jusque dans la rue. Le chevalier obéit à cette invitation et s’assura par un rapide regard que la rue était parfaitement déserte. L’homme attendit que le garçon de la Devinière eût refermé la porte. Alors il se tourna vers Pardaillan, retira son chapeau et dit:
– Vous êtes bien le chevalier de Pardaillan?
– En chair et os, mon cher monsieur, et vous?
– Moi, monsieur le chevalier, je suis l’écuyer d’un seigneur qui désire ne pas se nommer. Au nom de mon maître, je viens vous porter défi, vous déclarant convaincu de lâcheté si vous n’acceptez le cartel.
Pardaillan se mit à rire.
– Cornes du diable! fit-il, je pourrais vous répondre, sire écuyer, qu’il est dans les usages de la chevalerie de savoir au moins avec qui l’on va se couper la gorge.
– Mon maître vous dira son nom quand il vous aura couché sur la chaussée, et que vous ne pourrez plus aller répéter ce nom.
L’homme parlait gravement, d’une voix calme et forte, comme il convenait aux écuyers qui portaient ces sortes de défis.
– Oh! oh! songea Pardaillan, serait-ce le duc de Guise qui me veut faire l’honneur de croiser son fer avec le mien?… Mais non!… Guise, s’il me savait ici, m’eût fait saisir et poignarder, ou envoyé pourrir dans quelque cul de basse-fosse… Qui est-ce alors?… Peut-être ce brave Bussi-Leclerc qui cherche une revanche?… Mais pourquoi cacherait-il son nom!…
Soudain il pâlit, et un sourire terrible crispa sa lèvre.
– C’est Maurevert!…
Et tout haut, d’une voix altérée, devenue rauque:
– Où est ton maître? dit-il d’un ton bref. Je suis prêt à lui rendre raison…
Au moment qu’il prononçait ces mots, de l’ombre épaisse d’un mur se détacha une apparition qui s’avança, s’arrêta devant Pardaillan et fit signe à celui qui s’était donné pour écuyer. Celui-ci, sans plus rien dire, salua le chevalier, s’inclina devant le nouveau venu et, sans tourner la tête, s’éloigna; bientôt il eut disparu au loin. Pardaillan et l’inconnu se trouvèrent seuls en présence. Le chevalier avait jeté un ardent regard sur cette apparition.
– Ce n’est pas lui! murmura-t-il. Cela m’eût bien étonné aussi.
Son étrange adversaire paraissait être un jeune homme d’une vingtaine d’années, en qui on devinait la force nerveuse et souple d’un être habitué aux exercices du corps.
– Monsieur, dit alors le chevalier en reprenant cet air d’insouciance qui lui était habituel, vous n’avez pas voulu me dire votre nom; et bien que ceci soit contre toutes les règles, je n’insiste pas pour le connaître; vous cachez votre visage sous un masque, et il me convient de respecter jusqu’à nouvel ordre votre volonté de me demeurer inconnu. Il est vrai que j’ai un espoir: c’est de savoir qui vous êtes quand vous m’aurez couché sur la chaussée; du moins votre écuyer m’a-t-il laissé entendre la chose. Mais enfin, ne pourrais-je savoir pourquoi vous me voulez occire?
Tout en parlant, il cherchait à étudier l’inconnu; mais il faisait à peine petit jour; non seulement son adversaire portait un masque, mais son feutre ombrageait son front.
Pardaillan espérait le reconnaître à la voix mais l’inconnu, à son discours, ne répondit qu’en tirant sa rapière. Le chevalier salua et dégaina aussitôt.
– Monsieur, reprit-il, avant d’engager les fers, je vous prie de remarquer que j’ai toutes les raisons possibles de demeurer caché dans Paris; malgré cela, je n’ai pas hésité à me rendre à votre invitation. En outre, j’ai été dérangé de mon somme, ce qui va me mettre de méchante humeur pour toute la journée. Contre tant de déférence que je vous témoigne, vous pourriez me rendre un service. Je ne vous connais pas du tout. Et vous me connaissez trop, vous. Pourriez-vous me dire comment et par qui vous avez su que je passais cette nuit à la Devinière ? Je sais bien que vous comptez me coucher proprement sur cette chaussée; mais si mon étoile voulait que je ne sois pas tout à fait tué par vous, j’aurais un intérêt énorme à savoir comment et par qui ma retraite fut connue. Voulez-vous me le dire?…
Pour toute réponse, l’inconnu tomba en garde.
– Vous n’êtes pas galant, monsieur, dit Pardaillan, et à mon grand regret, je vais être obligé de vous arracher votre masque pour savoir ce que j’ai à savoir. Défendez-vous donc bien… défendez votre visage… je vous promets de ne pas tirer ailleurs qu’au masque.
Depuis quelques instants, les épées étaient engagées; dans la rue silencieuse et obscure, sous le regard pâle des dernières étoiles qui s’éteignaient, les deux ombres agiles qui s’attaquaient apparaissaient seules, et le cliquetis des fers troublait seul le silence.
Dès le premier engagement, Pardaillan eut un moment de surprise: il s’était battu cent fois peut-être, il connaissait les plus fines lames du royaume, il avait dans la main les passes les plus difficiles et, cette fois, il trouvait un redoutable adversaire. Jamais il n’avait rencontré poignet plus souple et plus ferme, rapière plus vivante, pointe plus menaçante. Il essaye de faire rompre l’inconnu.
Celui-ci demeura ferme, cloué sur place, les épaules effacées, n’offrant aucune prise, le bras pour ainsi dire immobile mais la main vivante d’une vie prodigieuse. Soudain, ce bras se détendit comme un ressort, et ce fut Pardaillan qui dut faire un bond en arrière…
– Mes compliments, dit le chevalier, avec un coup pareil, vous aviez toutes les chances de me tuer… toutes, moins une. C’est justement cette une qui me sauve!
À son tour, il attaqua, et peut-être, avec sa science consommée de l’escrime, trouva-t-il à diverses reprises l’occasion de toucher son adversaire à la poitrine. Mais Pardaillan avait dit qu’il ne toucherait qu’au visage, et, avec ses idées spéciales, il se fût déshonoré à ses propres yeux s’il n’avait tenu parole.
Maintenant le jour grandissait. Quelques fenêtres commençaient à s’ouvrir. Des têtes curieuses se penchèrent pour assister à ce duel, sans trop d’effarement d’ailleurs, car il était tout simple que deux gentilshommes, après avoir passé la nuit dans quelque cabaret mal famé, en fussent venus aux mains pour les beaux yeux de quelque donzelle sans doute. Tout à coup, ces spectateurs tressaillirent; l’un des deux combattants venait de jeter un cri terrible, le cri de l’homme blessé à mort… Pourtant aucun des deux adversaires ne tombait!…
Celui qui avait poussé ce cri, c’était l’inconnu. Pardaillan, après une série d’attaques combinées avec un art supérieur, l’avait touché au front… La pointe avait traversé le masque et, dans le retrait du bras, ce masque arraché était demeuré fixé au bout de sa rapière.
– Une femme! fit Pardaillan stupéfait.
Et il abaissa aussitôt la pointe de sa rapière. Le masque noir glissa sur la chaussée. Pardaillan le considéra quelques instants, pensif, puis, relevant les yeux sur son adversaire, il la reconnut à l’instant, et dès lors, cette sorte de gêne qu’il venait d’éprouver se dissipa.
Fausta portait au front une petite tache rouge: une gouttelette de sang. Elle leva la tête vers le ciel comme pour lui montrer cette tache rouge, cette imperceptible blessure qui était bien peu de chose. Et peut-être songea-t-elle que cette blessure n’atteignait pas seulement son front, mais quelque chose de plus profond qui était en elle depuis des années… la foi…
Oui, c’était cette foi qui était touchée en elle, blessée pour la première fois. Fausta personnifiant en elle toute la foi humaine par un effort de pensée orgueilleuse, se vit déchue, vaincue. Sa croyance recevait une première atteinte.
Pardaillan, d’un geste tranquille, releva son épée. Il recula de deux pas, souleva son chapeau, de ce grand geste un peu théâtral dont il n’avait jamais pu se défaire, et s’inclinant: