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– Attendons! dit-il alors.

– Attendons! répéta Claude.

Farnèse demeura immobile, les bras croisés. Claude se mit à marcher lentement. Il leur semblait qu’ils vivaient dans un rêve. Tantôt la lettre de Fausta leur paraissait toute naturelle, et parfois ils croyaient qu’elle avait menti. Mais pourquoi Fausta aurait-elle menti? Dans quel but? Dans quel intérêt?

– Jamais cette femme ne ment, dit à un moment Farnèse, comme s’il eût répondu à sa pensée.

Du temps s’écoula. Et le cardinal murmura encore:

– Qui sait si ce n’est pas Violetta elle-même qui va venir?

Claude n’entendit pas ces mots, sans doute, car à diverses reprises, il gronda sourdement:

– Qui est cet homme qui va venir?… Où et comment va-t-il nous montrer l’enfant?…

Les rumeurs qui montaient de la place glissaient sur eux sans les frapper. Pourtant, à la longue, l’attention de Farnèse se concentra sur ces bruits qui s’enflaient. Dans l’anormale surexcitation de cette attente fiévreuse, il en vint à imaginer une mystérieuse connivence entre la lettre de Fausta et ces clameurs qu’il entendait. Il alla à la fenêtre, repoussa légèrement les volets. La Grève lui apparut soudain, avec ses deux poteaux de supplice, ses deux bûchers, son estrade, sa foule immense, vision tragique, effrayante, qui le fit reculer.

– Qui va-t-on exécuter? demanda-t-il d’une voix terrible en saisissant le bras de Claude.

Claude demeura un instant hébété d’horreur. En lui aussi, tout à coup, s’opérait la connivence mystérieuse entre l’idée Violetta et l’idée exécution. Il bondit à la fenêtre et, hagard, considéra ce qui se passait. Un cri de mort, une bouffée de malédiction, un nom répété par les mille gueules du monstre qui se roulait autour des bûchers. Ce nom lui apprit la vérité. Il sourit.

– Rassurez-vous, dit-il. Je me souviens. On pend ce matin les Fourcaudes…

– Les filles du procureur Fourcaud?…

– Ses filles? dit Claude en tressaillant violemment. Oui!… Ses filles!… Jeanne et Madeleine…

– Vous savez leurs noms?…

Ce même tressaillement secoua Claude qui fit oui de la tête, et ramena alors les volets comme pour ne pas voir ce qui allait se passer.

– Pourquoi savez-vous leurs noms? répéta le cardinal, heureux de penser un instant d’autres pensées.

– Tout le monde le sait, dit Claude.

Et tout bas, d’un murmure indistinct, plus pâle encore qu’il n’était la minute d’avant:

– Jeanne et Madeleine!… Les filles de Fourcaud!… De Fourcaud!… Hélas! pouvais-je prévoir cela, quand…

Un coup de marteau extérieur ébranla la grande porte et répercuta de sourds échos jusqu’à eux.

– Le voilà! murmura Farnèse d’une voix éteinte!

Claude ne dit rien, mais ses yeux se rivèrent sur la porte. Au dehors, un immense hurlement monta.

– Les voilà! Les voilà! Les Fourcaudes!

Ils n’entendirent pas cette clameur funèbre qui se déchaînait. Ils n’entendirent que le pas précipité de celui qui montait l’escalier, de celui qui allait leur montrer Violetta vivante… et la leur rendre sans doute!…

Farnèse, la tête en feu, s’avança chancelant vers la porte. Claude voulut s’élancer… À ce moment cette porte s’ouvrit et l’ancien bourreau demeura cloué sur place, les cheveux hérissés.

Et – devenait-il fou? – à cette minute où la pensée de Violetta eût dû occuper son esprit et son âme, à cette seconde où, après la nuit d’effroyable angoisse, il eût dû éprouver la détente bienfaisante, ce n’est pas à Violetta qu’il pensa. Voici ce qu’il songea. Voici ce qu’il rugit en lui-même: «Lui!… Lui!… À l’heure où les Fourcaudes montent au bûcher!… Oh! l’abominable fatalité!…»

Et alors, il recula, comme si la vue de Belgodère l’eût affolé d’horreur. Il recula comme devant un spectre venant lui demander quelque compte terrible. Il recula, avec une étrange, une incompréhensible timidité, devenu humble, et la tête baissée sous le poids de quelque pensée trop lourde…

Farnèse, du premier coup d’œil, reconnut le bohémien à qui il avait parlé sur cette même place de Grève! Le bohémien à qui il avait donné l’ordre de conduire Violetta au palais Fausta!… Sa fille!…

Mais ce n’était pas la preuve aveuglante que Fausta n’avait pas menti! Le bohémien devait savoir où se trouvait Violetta! C’était lui qui venait; c’était tout naturel!… Farnèse eut un rugissement de joie folle, saisit le bras de Belgodère et balbutia:

– Ma fille!… Où est ma fille?

– Sa fille! gronda le bohémien. Est-ce qu’il est fou celui-là?…

À cet instant, il aperçut Claude, se débarrassa d’un geste brusque de l’étreinte du cardinal, et marcha sur l’ancien bourreau. Claude frémit.

– Voici longtemps que nous nous étions vus, dit Belgodère avec un rire qui résonna plus effroyable que la clameur de mort montant de la Grève.

– Ma fille! haleta Farnèse. Est-ce toi que Fausta m’envoie?… Parle!… Est-ce toi qui viens me rendre Violetta?…

Belgodère peut-être n’entendit pas. Il abattit sa main sur l’épaule de Claude.

– Depuis le temps, continua-t-il, où tu m’as refusé de me montrer mes enfants, ne fût-ce qu’une minute!…

Le regard de Claude se tourna vers la fenêtre avec une indicible expression d’effroi.

– Écoutez-moi, murmura-t-il d’une voix humble, je croyais bien faire… sauver ces pauvres petites dans leur corps et dans leur âme… oh! je vous le jure, celui qui les prenait était un homme de bien… je ne savais pas ce qui allait arriver…

– Sauver mes filles! gronda Belgodère. Sauver des enfants en les arrachant à leur père! Fameux!…Ainsi, digne bourreau, tu ne t’es pas demandé ce que le père allait souffrir!… Et tu ne t’es pas dit que je chercherais à te rendre deuil pour deuil, souffrance pour souffrance!… Fou! Triple fou! Et tu avais une fille, toi aussi!

Claude se redressa. Son regard flamboyant plongea dans le regard de Belgodère, avec une foudroyante interrogation.

– Que dis-tu?…

– Ta fille! hurla le bohémien. Ta Violetta!…

– Violetta! bégaya Farnèse, stupide d’épouvante devant ce qu’il entrevoyait.

– Ta Violetta! continua Belgodère qui ne semblait même pas voir Farnèse. Qui te l’a enlevée? Dis! Le sais-tu? C’est moi!… Moi! Comprends-tu cela?…

Une fois encore, le regard de Claude se porta vers la fenêtre avec une singulière expression d’horreur. Puis, ce regard, il le ramena sur Belgodère qui se redressa de toute sa hauteur, se drapa d’un geste qui lui était devenu familier, et avec des sanglots, avec un rire féroce, cria:

– Eh bien, bourreau!… Tu ne dis rien!… Veux-tu me dire ce que tu as fait de Flora?… ce que tu as fait de Stella? Moi je te dirai ce que j’ai fait de Violetta!… Je suis ici pour cela!

– Cet homme a tué ma fille! gronda Farnèse.

– Tué! hurla Claude. Est-ce cela que tu devais nous annoncer! Oh!… malheur! malheur sur toi, si cela est!…

Belgodère éclata de rire.

– Dent pour dent! grinça-t-il? Tu veux ta fille, dis?… Tu veux la voir?…

– Horreur et malédiction! que va-t-il dire? bégaya Farnèse.

– Ce matin, acheva Belgodère d’une voix de tonnerre, à cette heure, à ce moment, on prend, on brûle les Fourcaudes!…

Claude qui s’était redressé, Claude qui avait saisi son poignard, Claude à ce mot de Fourcaudes, se replia, se recula, se courba, son regard vacilla, et ses lèvres tremblantes dans un gémissement, murmurèrent:

– Pardon! oh! pardon!… Je croyais faire bien!…

– Les Fourcaudes!… Il y en a bien une sur le bûcher!… L’autre n’y est pas!… L’autre Fourcaude, sais-tu qui c’est? Dis! sais-tu qui va être pendue et brûlée à la place de Jeanne près de Madeleine Fourcaud?… Non, tu ne sais pas!… Eh bien, regarde!…

D’un bond terrible, Belgodère fut à la fenêtre; d’un coup de poing furieux, il repoussa les volets, le soleil entra à flots, inonda ces trois visages livides, convulsés, et avec le soleil entra l’épouvantable clameur de la foule. Farnèse délirant se rua à la fenêtre. Un cri lugubre déchira l’espace.

– Violetta!… Là!… Là!… Au bûcher!… Violetta!…

– Violetta au bûcher! rugit Claude.

– Regarde! tonna Belgodère.

Claude regarda… Sur le bûcher de gauche se balançait le corps de l’une des Fourcaudes déjà pendue, et les flammes l’enveloppaient… L’autre Fourcaude, à ce moment, était entraînée au bûcher de droite… Et celle-ci c’était Violetta!…

Claude empoigna Belgodère par le cou; terrible, effroyable à voir, avec un visage sans expression humaine, il se pencha et dans ce mouvement força le bohémien à se pencher. Les deux têtes, celle du bourreau et celle du bohémien, collées l’une contre l’autre, hideuses, crispées, apparurent semblables à ces têtes de damnés comme il y en a sur les vieilles cathédrales. Et la voix de Claude, voix rauque, voix à l’intraduisible accent, à l’oreille de Belgodère hurla ces paroles: