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XIV SIXTE QUINT

– Monsieur le duc de Guise, continua le pape, vous a rappelé que dans ma première jeunesse j’ai gardé des pourceaux. En effet, le maître chez qui j’étais domestique me jugeait tellement faible d’esprit et si peu apte à tout gouvernement qu’il n’avait même pas voulu me confier les vaches de son troupeau. On me donna les pourceaux à conduire à la pâture: c’est là, ma fille, que j’ai appris à conduire les hommes…

Sur cette parole d’une formidable amertume, Sixte Quint laissa un instant retomber son front sur sa poitrine.

– Devenu prêtre, continua-t-il comme s’il se fût parlé à lui-même, devenu cardinal, plus je montais, plus je m’apercevais que les hommes sont des pourceaux qu’il faut mener à coups de gaule. Lorsque Grégoire XIII mourut et qu’il s’agit de le remplacer, je me rappelai soudain que l’un des pourceaux que je gardais dans la campagne de Grotte-à-Mare était parvenu à imposer une sorte de despotisme sur tout le troupeau. Pourtant, il n’était ni le plus fort ni le plus violent. Au contraire, il tâchait de passer inaperçu, et même simulait la faiblesse: tandis que les autres se battaient, lui accaparait la meilleure place. Seulement quand ses camarades voulaient l’en déloger, alors il montrait un groin si terrible qu’aucun n’osait l’approcher. C’est ainsi que je suis devenu pape, ma fille!…

Il se mit à rire doucement, mis en gaieté par ces malicieux souvenirs.

– Savez-vous comment m’appelaient les cardinaux du conclave?… Ils m’appelaient l’Âne!… Oui, ma fille, l’Âne de la Marche. Et c’est pour cela qu’ils m’ont élu… Et puis, ils croyaient que j’allais mourir, tellement j’étais courbé, penché vers la terre… Jugez de leur terreur lorsque je me redressai tout à coup, une fois élu!… Ce fut une bonne farce, ma fille. Cajetan seul me devina: «Sang du Christ, s’écria-t-il, l’Âne cherchait à terre les clefs de Saint-Pierre!…» Aussi j’aime bien Cajetan. C’est un homme. Votre Guise est pleutre, madame! Votre Guise est un pourceau, madame!

Sixte Quint s’accommoda dans son fauteuil et répéta en grognant:

– Un pourceau…

Il parlait sans colère, sans tristesse, et peut-être même sans mépris. Il faisait des constatations, c’était tout.

– Les cardinaux! reprit-il au bout d’un silence. Beau troupeau, oui! Savez-vous pourquoi ils me haïssent? Parce que j’ai voulu leur rappeler la doctrine du Christ, parce que j’ai dit aux prêtres que Pierre était pauvre. Je suis un mauvais pape, puisque je ne veux pas que les vicaires du Christ vivent comme des pourceaux…

Le vieillard eut à ce moment un éclair de malice dans les yeux.

– À des pourceaux, dit-il, il faut une Circé: ils en ont choisi une! Les imbéciles! Ils se figurent que je ne sais rien! Ils me veulent la malemort, et pas un n’a eu le courage de sa haine; pas un n’a accepté la redoutable mission de lutter contre Sixte Quint!… Il a fallu qu’une femme s’en mêlât, et c’est dans les ténèbres que la bataille est commencée…

Il ajouta avec une majesté violente, presque terrible, en levant son doigt dans un geste de menace…

– Je ne crains rien, puisque Dieu est avec moi!…

À ces mots, Sixte se leva – cette fois sans aucun gémissement, et sans le secours de sa canne. La taille droite, le pas assuré, il se mit à se promener lentement, les mains au dos. Catherine le contemplait avec une apparente vénération; mais un mince sourire de scepticisme crispait sa lèvre.

– Une des plus fortes causes de la haine qui m’enveloppe, continua le pape, c’est que je suis parti des plus basses régions où croupit dans la misère la multitude de ceux qu’aimait Jésus. Le monde hait la pauvreté. Le monde adore la richesse. Il en sera longtemps ainsi: c’est vainement que le Christ a voulu naître dans une étable; c’est vainement qu’il a choisi ses apôtres parmi des pêcheurs et des cordonniers. La multitude, ma fille, veut des maîtres d’opulente apparence. Ils me reprochent surtout d’avoir été valet de ferme… Comme s’il y avait vraiment une différence entre un conducteur d’hommes et un conducteur de porcs!…

Sixte se mit à rire doucement, mais si doux que fût ce rire, il était encore formidable. Catherine, malgré elle, frissonna. Le pape tout à coup, se tourna vers elle:

– Votre fils Henri, madame, est un pauvre prince. Lorsque Guise, malgré sa défense, est venu à Paris, lorsqu’il est allé le braver jusque dans le Louvre, c’était le moment pour le roi de se défaire d’un homme qui pouvait le perdre. Il fallait alors…

Il s’arrêta brusquement… Catherine s’était penchée comme pour recueillir avidement la parole qui autorisait, sanctifiait pour ainsi dire le meurtre du duc de Guise. La parole ne tomba pas, mais la vieille reine avait compris!

– Guise, reprit le pape, m’a demandé de l’argent pour exterminer l’hérésie en France. Cet argent, je l’ai apporté, madame; Cajetan vous dira que trente mules chargées d’or arrivent sur Paris.

La reine frémit.

– Je vous remercie, continua Sixte, de m’avoir révélé un Guise que je ne connaissais pas; les millions qui viennent s’en retourneront à Rome.

La reine respira.

– C’est vrai, poursuivit le vieillard, j’ai eu peur d’Henri de Béarn. J’ai eu peur de voir l’hérésie s’asseoir avec cet homme sur le trône de France. J’ai vu que votre fils tout entier à l’orgie ne pouvait lutter avec le Huguenot. La France, perdue pour l’Église, madame, c’était une de ces catastrophes auxquelles les papes doivent parer coûte que coûte. Malgré toute mon affection pour vous, j’ai donc dû abandonner Henri III. Je l’ai fait en pleurant du chagrin que j’allais vous causer. Et je me suis tourné vers Guise… J’avoue que le duc m’apparaissait avec la Ligue comme le champion des destinées de l’Église. Je me suis trompé… vous venez de me le prouver… Et que dois-je faire à présent?… Votre fils est faible… Qui donc va nous sauver de l’hérésie!…

Catherine, alors, se redressa lentement; et elle qui n’avait encore rien dit, elle qui avait écouté en silence cette sorte de monologue du pape, répondit:

– Moi!… Me, me adsum !… Je suis là, moi!… Ce qui m’épouvantait, Saint-Père, ce qui me paralysait, c’était de savoir que Votre Sainteté n’était pas avec nous. Que dis-je!… Vous étiez contre nous! Vous étiez avec l’ennemi mortel de ma maison, avec Guise!… Ah! Saint-Père, que je sois simplement assurée de votre neutralité, je n’en demande pas plus, et vous me verrez à l’œuvre!… Est-ce que mon fils compte? Ce qui compte, c’est moi! J’ai de l’argent: je trouverai des hommes. Je me charge, à moi seule, vieille combattante, de fomenter la destruction de l’hérésie, de rétablir toute l’autorité de l’Église, et de cimenter l’autorité royale… Par le sang de mon père, mes mains ne tremblent pas… Quant à Guise, j’en fais mon affaire!

– Et que faut-il pour tout cela? demanda Sixte en souriant.

– Votre neutralité, d’abord!…

– Elle vous est acquise: je ne me mêlerai des affaires de France que lorsque vous m’appellerez… Ensuite?

– L’appui de Philippe d’Espagne!…

– Dès aujourd’hui j’enverrai Cajetan au roi Philippe et le sommerai de vous venir en aide… Ensuite?…

– Votre bénédiction, Saint-Père! dit Catherine en tombant à genoux.

Sixte Quint leva la main droite et bénit des trois doigts la reine prosternée. Et en même temps que la bénédiction, tombait sur Catherine le sourire énigmatique du vieillard.

– Saint-Père, dit la vieille reine en se relevant, pendant toute votre secrète présence à Paris, mon hôtel est à vous. Daignerez-vous accepter l’humble et pieuse hospitalité de la plus fervente et de la plus soumise de vos filles?

– Oui, dit gaiement Sixte Quint. Je suis trop vieux pour me remettre en route sans avoir pris quelques jours de repos. Mais je ne serai votre hôte qu’à la condition expresse que vous continuerez à demeurer dans votre hôtel. Je me contenterai d’un appartement pour moi et ma suite…

Catherine s’inclina dans la plus majestueuse et la plus servante des révérences. Lorsqu’elle fut sortie, Sixte Quint s’assit à une table, demeura rêveur pendant quelques minutes, puis se mit à écrire longuement. Quant il eut terminé, il fit appeler Cajetan, le seul de ses cardinaux en qui il eût une confiance absolue.

– Cajetan, lui dit-il, vous allez partir à l’instant. Hors Paris, vous lirez avec attention ce papier qui renferme des instructions précises, puis vous le détruirez quand vous aurez compris…

– Où dois-je aller, Saint-Père? demanda le cardinal.

– Il s’agit, mon bon Cajetan, de déployer toute votre diplomatie, tout cet esprit de finesse et de force qui fait de vous le plus ferme soutien de mon trône… Il s’agit de conquérir, d’amener à nous… le seul homme capable de tout entendre et de tout comprendre, capable de sauver l’Église et de restaurer l’autorité royale en France…

– Et qui est cet homme, Saint-Père?…

Sixte Quint regarda fixement le cardinal et répondit:

– C’est un huguenot. Il s’appelle Henri de Bourbon. Il est roi de Navarre en attendant d’être roi de France… Allez, Cajetan!…